• Auguste Barbier, témoin moralisateur des Bohémiens

     

      

      

    Trafic d'enfants en 1834 ?

      

     

     

    Une scène de Bohémiens par Auguste BARBIER de l'Académie Française

    La chanson Les Bohémiens de Pierre-Jean de Béranger fut le prétexte de ce récit de Barbier

     

     

    Je m'adresse ici à ceux qui ont une bonne et grande mémoire car il s'agit d'une scène bientôt bicentenaire (1834), dont je voudrais connaître (ou en tout cas l'approcher) la signification profonde.

    Auguste Barbier, alors âgé d'un peu plus de trente ans, est à l'image de son siècle éprit d'Orient et d'exotisme. Il nous livre un récit de sa découverte des Bohémiens, dont voici un long extrait.

     

    [...]

    " Halte-là ! m'écriai-je. Je crains que l'auteur n'ait vu des Bohêmes qu'à travers des livres et des légendes. S'il avait réellement vécu au milieu d'eux, peut-être n'aurait-il point écrit ces derniers vers, car moi, je n'ai assisté qu'à une scène de la vie de ces pauvres gens, et je n'y ai trouvé ni gaîté, ni bonheur, ni liberté.

    - Comment cela ? fit-il.

    - Eh ! mon Dieu, de la façon la plus inattendue et la plus simple.

    -Contez-le-moi, je vous écoute.

    - Une après-midi, il y a quelques jours, ne sachant trop que faire, je vaguais hors de la ville sur la route de Castelnaudary. Tout à coup un flot de poussière se répandit dans l'air et s'entr'ouvrant près de moi, me fit voir une troupe de gens à cheval. Ils étaient à peu près une quinzaine ; parmis eux se trouvaient plusieurs femmes. A leurs costumes, vestes de velours, ceintures de laine rouge et grands pantalons et à leurs petits chevaux nerveux et ardents, je reconnus des Bohémiens de Catalogne, de la race de ceux que l'on voit, à Perpignan, coucher sous les ponts, faire métier de maquignons et courir les foires du midi pour y vendre mulets et chevaux d'Espagne. Ces gens avisant près de la route une masure en débris tournèrent bride vers cet endroit, et, se rengeant le long du mur, y mirent pied à terre. Leur manoeuvre excita ma curiosité et je les suivis à distance pour voir ce qui allait se passer. D'abord un des hommes prit l'étrier de la plus âgée des femmes de la troupe, et lui dégageant le pied, le posa sur son genou arqué en guise d'escabeau pour l'aider à descendre de cheval, puis il ôta la selle du dos de l'animal et alla la poser contre le mur de la maisonnette ruinée. Ce fut comme une espèce de siège sur lequel la vieille femme s'établit en reine. Cette femme, qui avait bien la soixantaine, était vêtue d'une basquine noire à longs plis ; sa taille élevée était encore droite, et quoique sa figure brune fût très ridée, le feu qui brillait dans ses yeux annonçait en elle de la force et de l'intelligence ; un mouchoir à raies rouges noué autour de sa tête laissait tomber de longs cheuveux gris sur ses épaules ; lorsqu'elle fût assise, toute la troupe, hommes et femmes, se rangea debout autour d'elle. Alors, il y eut un débat entre plusieurs de ces gens ; deux hommes, dont l'un d'une vingtaine d'année environ et une jeune femme portant un tout petit enfant, s'avancèrent au milieu du cercle et se mirent à parler devant la matrone avec une grande volubilité. Ce qu'ils disaient dans leur langage rauque et accentué était une énigme pour moi, mais, ne perdant rien de leurs gestes et du mouvement de leurs physionomies, je crus deviner qu'il s'agissait d'une séparation. Après bien des paroles prononcées d'un ton qui allait souvent jusqu'à la colère, le plus âgé des deux Bohémiens tira de sa ceinture nombre de pièces d'argent et les mit dans la main de son jeune compagnon, puis, sur l'ordre de la vieille, il prit l'enfant que la jeune femme tenait sur son sein et le plaça dans les bras de la matrone. La pauvre créature dépouillée de son trésor, ne se soumit pas sans éclat à cet arrachement ; elle embrassait avec effusion le petit malheureux ; c'étaient des sanglots et des cris à fendre l'âme ; en vérité il y avait là une mère à qui l'on enlevait son enfant. Lorsque la vieille l'eut recueilli sur ses genoux, elle lui traça au front et le long du visage des signes cabalistiques à peu près semblables aux passes d'un magnétiseur, puis elle se leva de son siège. Toute la troupe revint à ses chevaux attachés aux arbres de la route, entraînant avec eux les montures du BOhémien et de sa compagne. Aussitôt, la vieille se remit en selle à l'aide d'un bras et d'un genou toujours respectueusement tendus, prit ses guides et coucha l'enfant sur son flan gauche. comme le petit criait à pleine gorge, elle écarta le fichu qui couvrait sa poitrine, et à la façon d'une nourrice qui veut apaiser son marmot, elle lui mit un bout de ses seins dans la bouche, puis donnant un coup de houssine à son petit cheval, elle partit au galop avec toute la troupe ; l'enfant pendu à sa mamelle pleurait, criait encore plus et elle, obéissant aux mouvements de sa monture, bondissait les yeux en feu et ses longs cheuveux gris éparpillés aux vents. On eût dit la vieille Meg Merrilies de Walter Scott passant sous le ciel bleu du Languedoc. Quant à la pauvre désolée, elle était debout, appuyée contre le mur de la ruine, immobile, saxea bacchantis effigies et l'oeil fixe toujours tourné vers la caravane qui fuyait à toute bride ; pas un cri ne sortait de ses lèvres, mais deux longs ruisseaux

      

     

    Daumier

    Honoré Daumier : Les Fugitifs (1848-1855, romantisme français)

      

     

     de larmes coulaient le long de ses joues et tombaient sur le sol. Non loin d'elle, son compagnon comptait en grommelant ses écus et serrait quelques effets dans un mouchoir. Lorsque la troupe eut disparu à l'horizon et quand le nuage de poussière qu'elle soulevait se fut dissipé, la malheureuse se tourna vers le Bohémien et, sans mot dire, lui prenant le bras, regagna avec lui le bord de la route ; ils marchèrent en sens contraire à leurs camarades. Où allèrent-ils ? Je n'en sais rien, je les perdis bientôt de vue et terminai ma promenade en rentrant, tout pensif, à Toulouse. Autant qu'on peut le voir par la fion de cette scène, et comme je l'avais déjà pressenti, une séparation avait eu lieu au milieu de cette troupe de vagabonds,elle s'était opérée en vertu d'une sorte d'arbitrage, d'un jugement dont la sentence avait été immédiatement exécutée, et ce n'avait pas été sans douleur profonde qu'une des parties s'était soumise à l'arrêt. A voir les pleurs et à entendre les cris de la jeune femme, c'était bien une mère à qui l'on arrachait son enfant, et cela par l'ordre d'une autre femme qui semblait avoir autorité sur cette bande. "

    [...]

    Récit intitulé Une scène de Bohémiens, dans Histoires de voyages - Souvenirs et tableaux - 1830-1872, par Auguste BARBIER, E. Dentu éditeur, 1880

     

    Reconnaissez-vous, nomades de mon coeur, cette scène dans ce qui est décrit ? Il est possible que ce soit exactement ce que l'auteur a ressenti : une vente d'enfant. Ce qui n'aurait d'ailleurs rien d'extraordinaire, contrairement à ce qu'on veut nous dire puisque, pour qui connaît les Tsiganes, la consanguinité inhérente aux moeurs quasi autarcique de certains groupes et duquel résulte la stérilité les oblige à des stratégies pouvant paraître étranges.

    Toutefois, plusieurs indices permettent de douter de l'orientation de ce témoignage. D'abord, son but est de moraliser. Il n'a pas vocation à être réaliste. L'auteur théâtralise, dramatise la scène à l'extrême. On passe directement d'un univers onirique orientaliste : les chevaux, le nuage de sable, à la cruauté et l'abomination d'une vente d'enfant par des êtres paraissant dépourvus de sentiment, telles des bêtes sauvages.

    Ensuite, ce que l'auteur a réellement vu. Si l'on suit Barbier, les Bohémiens veulent se cacher et en tout cas être tranquille "près d'une masure en débris" que l'on peut imaginer relativement isolée. La narration se situant l'après-midi, on peut difficilement imaginer l'auteur à moins de cinquante mètres de la scène qu'il décrit. Et pourtant, combien de détails minuscules mais importants de signification sont relatés ici. Les vêtements des nomades, les rides de la vieille femme, ses yeux, les pièces d'argent, un "tout petit enfant", les larmes de l'enfant, etc. Autant de détails dont le sens est discutable.

    Auguste BARBIER n'est pas un spécialiste des nomades que sont les Bohémiens. Il le dit lui même, leur langage est une énigme. Il interprête très rapidement et abusivement des signes d'après des codes à lui. Puis, il se persuade et veut finir de nous persuader en affirmant ce qu'il ressent comme vrai : "en vérité, il y avait là une mère à qui on enlevait son enfant".

    En vérité, Auguste Barbier a extrapolé à dessein. Pourquoi n'a-t-il pas pensé un instant que l'enfant pouvait avoir été kidnappé puis rendu moyennant rançon sous ses yeux. Peu de détails n'auraient leur place...

      

    Alors, si vous avez des idées sur cette scène, elle sont bienvenues ici. Pour ma part, j'y vois un réel élément de culture tsigane. Élément qui a pu bouleversé ou en tout cas déranger un romantique sceptique du XIVe siècle.

    Professeurs qui cherchez un texte du romantisme à étudier en classe, voici je crois de quoi faire votre bonheur (et celui de vos élèves). Il y a beaucoup de choses dedans et qui plus est, l'occasion de parler d'un auteur méconnu...

     


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    Dernièrement mis à jour le 30/07/2009

     

     

    Liens :

    Des problèmes contemporains de cosanguinité, de stérilité et de trafic d'enfants : http://filsduvent.oldiblog.com/?page=lastarticle&id=244262

      

    Qui fut Auguste Barbier, sa biographie : http://www.academie-francaise.fr/immortels/base/academiciens/fiche.asp?param=422

     

    Autres scènes romantiques : http://filsduvent.oldiblog.com/?page=lastarticle&id=322317

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