•     Quelques jours avant sa mort, Stéphane Hessel confiait à un ami : «Je suis en train de me défaire.» Exquise pudeur d’un vieil homme pressentant sa fin. Ultime lucidité de celui dont l’œuvre aura été sa vie même. Mais avant tout cette élégance qui en toutes occasions dictait son comportement. «J’ai rendu une visite de courtoisie à mon médecin», disait-il parfois, comme pour partager d’un sourire le constat de sa longévité. Chez lui, plaire était la politesse de l’intelligence.

     

    Stéphane Hessel,

    l’homme d’un siècle

     

     

    PORTRAIT

    Immigré, déporté, diplomate, conscience morale… L’incroyable trajectoire du plus célèbre ambassadeur de France croise les grandes fractures d’un siècle qu’il aura épousé tout entier. Un destin follement romanesque, l’étonnant destin d’un éternel indigné.

     

    Paris, le 29 décembre 2010. Portrait de Stéphane Hessel, diplomate, ambassadeur et poète  lyrique français, auteur du livre


    SUR LE MÊME SUJET

    (Photo Jerôme Bonnet)

     

    Stéphane Hessel est resté, quelque part, ce petit garçon de trois ans qui, un soir de Noël 1920, à Berlin, dans l’appartement familial du très chic quartier donnant sur le Tiergarten, dansait devant un public ravi en faisant virevolter des brins de raphia bleus et rouges noués aux poignets et aux mollets. Sa gouvernante lui avait appris«à remplacer la fureur par la soif de plaire». Hélène, sa mère, lui transmettra par l’exemple la «faculté d’admirer». Autant dire que sa vie sera placée sous le signe de sa capacité à séduire et à être séduit.

    Quand on naît un 20 octobre 1917 à Berlin doit-on s’attendre à une destinée ordinaire ? Ses parents sont des bourgeois bohèmes dans son acception la plus littérale. Ils se sont connus avant-guerre dans le Montparnasse des peintres et des poètes. Franz est le fils d’un banquier d’origine juive polonaise qui, en 1906, s’installe à Paris où il ne tarde pas à se lier aux artistes gravitant autour du poète Apollinaire, Marie Laurencin bien sûr, mais aussi Picasso, Modigliani, Max Jacob, Paul Fort… Ils se retrouvent à la Closerie des Lilas, au café du Dôme. C’est dans ce dernier établissement, en 1912, que Franz tombe raide amoureux d’Hélène Grund, une belle jeune femme, au charme magnétique, de six ans sa cadette. Ils sont«aussi allemands, aussi cosmopolites l’un que l’autre», résumait Stéphane Hessel.

    Franz et Hélène se marient à Berlin en 1913, avant le déclenchement de la Première Guerre mondiale. Le conflit éloigne le couple de ses relations parisiennes. Tous deux en souffrent. De ses années parisiennes, Franz a conservé l’amitié d’Henri-Pierre Roché, peintre dandy, écrivain de vocation et collectionneur d’art déjà avisé. La paix revenue, ils se retrouvent lors de vacances en Bavière où Hélène succombe au charme d’Henri-Pierre, sans que Franz succombe lui-même à la jalousie, tant son amitié pour l’intrus demeure inentamée. N’ont-ils pas en des temps antérieurs, à Paris, contre toutes les conventions morales de la société, prôné une forme de liberté dans l’amour qui les amenait à partager leurs conquêtes féminines ?

    ENTRE JULES ET JIM

    Hélène aime donc Henri-Pierre qui reste le meilleur ami de Franz, lequel ne renonce ni à son amour pour l’une, ni à son amitié pour l’autre. C’est la vraie trame du récit romancé que fera Henri-Pierre Roché de cette relation triangulaire, dansJules et Jim, livre paru en 1953. Le film éponyme de François Truffaut, dix ans plus tard, immortalise ces personnages dont Stéphane Hessel sait trop combien les complexités intimes n’avaient été qu’effleurées dans le récit de référence.

    C’est à Henri-Pierre Roché que Stéphane Hessel doit d’être devenu citoyen français. En 1924, Hélène décide de venir vivre à Paris auprès de son amant. Stéphane et son frère Ulrich, de trois ans son aîné, sont inscrits à l’école communale de Fontenay-aux-Roses. Stéphane parle très peu français. Il a le tempérament frondeur et farceur du Berliner Kind, petit cousin allemand du Gavroche parisien. Mais aussi une«appétence» de savoir, un désir d’assimilation au pays que sa mère a choisi qui le fait rapidement progresser. Henri-Pierre Roché vit avec Hélène dans un appartement du XIVe arrondissement de Paris. Ulrich préfère, à 15 ans, retourner vivre auprès de Franz. Stéphane, lui, découvre la bibliothèque de l’amant de sa mère où il est encouragé à la lecture des classiques de la littérature française, mais aussi de Cocteau et Gide ce qui n’est pas courant pour les adolescents de l’époque.

    Depuis la classe de sixième, Stéphane est élève de l’Ecole alsacienne, un établissement protestant d’excellent niveau où Hélène s’est beaucoup démenée auprès du directeur pour le faire inscrire, alors qu’il n’a que… neuf ans et demi. Creuset des élites de l’époque, on y cultive l’excellence scolaire et des valeurs patriotiques et laïques. Stéphane Hessel avait découvert avec ravissement la devise républicaine «Liberté, Egalite, Fraternité» au fronton de son école communale, il parachève dans cette pépinière privilégiée son intégration intellectuelle au pays que sa mère a choisi par amour. Stéphane, qui se souvient avoir toujours été «un grand boulonneur», est reçu au bac philo en juillet 1933. Il n’a pas seize ans.

    Cette année, qui devrait être marquée d’une pierre blanche, est l’année la plus noire de sa jeune existence. En janvier, Hitler accède au pouvoir à Berlin et, à la fin de l’été, sa mère lui annonce, en larmes, qu’elle se sépare d’Henri-Pierre Roché. Eplorée mais prévoyante, Hélène décide pour Stéphane qu’il est préférable de l’éloigner de ses tourments conjugaux et l’inscrit à la London School of Economicsoù l’on enseigne l’économie et la diplomatie. Il est accueilli par un des cousins d’Hélène qui vit à Croydon. Stéphane va en fait s’intéresser davantage à la vie des Anglais (et des petites Anglaises) qu’à ses cours. Quand s’achève ce premier séjour londonien, il maîtrise parfaitement la langue, aidé dans son apprentissage par la découverte de la poésie de Shakespeare dont il se récite, déjà, quelques-uns des sonnets.

    En 1934, avant de rejoindre Paris où il s’est inscrit à Sciences-Po - il envisage alors une carrière dans les Affaires étrangères -, Stéphane Hessel va rendre visite à son père à Berlin. Franz Hessel, stigmatisé comme «écrivain juif» ne peut plus publier sous son nom et survit grâce à la protection de son éditeur Rohwolt qui lui commande une traduction de Jules Romain. La famille décide qu’Ulrich rejoindra sa mère et son frère en France, mais le père veut croire encore que le cauchemar nazi va se dissiper. Ce n’est qu’en 1938, à la demande pressante d’Hélène et grâce à Alix de Rothschild qui aide matériellement au départ des intellectuels juifs persécutés par les nazis, qu’il se résout à rejoindre à son tour la France.

    ADMIS DEUX FOIS À NORMALE SUP

    La conscience politique de Stéphane Hessel est alors embryonnaire. Il a été marqué par l’attribution du prix Nobel 1926 à Aristide Briand et Gustav Stresemann, abondamment relatée par l’Excelsior, le quotidien lu à la maison. L’espoir de«mettre la guerre hors la loi» et d’opérer un rapprochement franco-allemand ne peut qu’enthousiasmer le fils de Franz et Hélène. Ce sont ses «grands hommes» à lui. «Instinctivement, je suis contre tout ce qui fleure le fascisme», dit-il et il espère que la Société des Nations sera l’instrument permettant le développement, partout, de régimes démocratiques et parlementaires.

    Constatant le faible investissement de Stéphane dans ses études de sciences politiques, Hélène qui a ouï dire que l’Ecole normale supérieure était la voie royale de la réussite à la française, l’incite à s’inscrire en hypokhâgne au lycée Louis-le-Grand. Comme ses camarades, il s’enthousiasme pour le Front populaire, déplore la timidité de Blum dans l’aide aux républicains espagnols et suspecte le PCF de duplicité dans son soutien au gouvernement de gauche. En juillet 1937, Stéphane Hessel est reçu au concours d’entrée de Normale sup. Sa mère avait fait, dès 1927, les démarches pour lui faire acquérir la nationalité française mais son décret de naturalisation n’est publié que le 20 octobre, date de son vingtième anniversaire. Aussi est-il admis au titre d’étudiant étranger, à quelques semaines près. Le directeur de l’école lui conseille de passer une licence à la Sorbonne tout en bénéficiant des cours de la rue d’Ulm, puis de se présenter à nouveau au concours, cette fois comme étudiant français. Il réussit derechef ce concours en 1939, avec la«bienveillance» du jury assure modestement Stéphane Hessel. Reste qu’il sera le seul élève de l’école à avoir été admis deux fois.

    En 1939, quand le gouvernement décrète la mobilisation générale, il est affecté à l’école des aspirants de Saint-Maixent où… il se marie. Depuis son année de khâgne à Louis-Le-Grand, il entretient en effet une relation amoureuse avec Vitia Mirkine Guetzévitch, une hypokhâgneuse du même établissement. Ses parents, des intellectuels juifs russes, ont quitté leur pays, inquiets de l’évolution d’une révolution qu’ils avaient d’abord soutenue. Le père, Boris, est désormais professeur de droit constitutionnel.

    A peine le mariage prononcé, Stéphane rejoint son régiment près de Forbach où l’attaque allemande est attendue. Comme aspirant, il a été nommé à la tête d’une section d’infanterie… cycliste. Elle escorte les chevaux qui traînent les canons antichars. L’ambiance n’est pas particulièrement guerrière ou pessimiste. La ligne Maginot tiendra ! Il accède à un univers militaire qui lui était totalement étranger et dont il garde, comme autant de «médaillons», le souvenir d’officiers hors du commun. L’armistice est signé le 22 juin à sa grande indignation. Une indignation partagée par Pierre Ségonne, son capitaine. C’est lui qui, le surlendemain du 18 juin 1940, l’avait informé qu’un certain De Gaulle avait lancé depuis Londres un appel à la poursuite de la lutte contre l’envahisseur. C’est le signal que la défaite n’est pas une fatalité. Détenus prisonniers par l’armée allemande, ils décident tous deux de s’évader. Ce sera la première des trois évasions qui vont jalonner le parcours résistant de Stéphane Hessel. L’opération réussit grâce à un curé compréhensif qui les accueille en leur demandant de rester discrets pendant la messe qu’il sert. Stéphane rejoint Vitia à Toulouse où ses parents ont trouvé refuge. Il se fait démobiliser à Montauban. Son projet est désormais de rejoindre la France libre à Londres : «C’est tout simple : on s’est battu et on a été battus, mais on n’a pas fini la guerre, il faut continuer à se battre.»

    L’ENTRÉE EN RÉSISTANCE

    Le couple Hessel loge désormais à Marseille dans une pension de famille modeste dont Stéphane paye la note en vendant des journaux autour de la gare. Le port offre des possibilités de traversée de la Méditerranée vers une Afrique du Nord à partir de laquelle toutes les destinations sont alors ouvertes. Mais il faut des «papiers», des contacts. Stéphane Hessel est mis en relation, par l’entremise d’un ancien camarade de l’Ecole alsacienne, avec l’Américain Varian Fry, qui figure lui aussi parmi les personnages les plus chers de son panthéon personnel. De leur rencontre naît une forte amitié. Il est beau, intelligent, passionné par la France, Stéphane Hessel qui parle couramment anglais l’accompagne dans des excursions en Provence. Grâce à un nouveau passeport obtenu par son beau-père, où il est déclaré né à Paris et non Berlin, Stéphane Hessel peut prendre le bateau pour Oran puis rejoindre ensuite Casablanca. Sur place, on lui a fourni le contact d’un Allemand au courant des moyens de fuite vers Londres : il faut prendre le bateau pour Lisbonne et, de là, l’avion pour Bristol. Dans la capitale portugaise, Vitia l’attend après avoir fait embarquer ses parents vers New York. D’un commun accord avec son mari, elle les suivra outre-Atlantique avec promesse de le rejoindre à Londres, si la guerre se poursuivait.

    Le 20 mars 1941, Stéphane Hessel pose le pied sur le tarmac d’un aérodrome britannique. Un mois après son arrivée, il franchit enfin le seuil du siège des Français libres à Carlton Gardens. On le dirige vers Camberley, dans le Surrey, où s’opère le dispatching des volontaires. Durant neuf mois, il suit une formation de la Royal Air Force qui a d’ailleurs moins besoin de pilotes que de navigateurs. Mais son destin le détourne de l’observation des cartes. Il a connu à Camberley Daniel Cordier, jeune patriote, maurrassien à l’époque, qui deviendra le secrétaire de Jean Moulin, et aussi Tony Mella, le fils du propriétaire de l’hôtel Ritz à Londres, artiste peintre de talent, ce qui offre des sujets de conversation communs. Tony Mella a été recruté par le colonel Passy lorsqu’il a formé le service de renseignement de la France libre.

    Un Français parfaitement anglophone et germanophone est un profil intéressant pour le BCRA (Bureau central de renseignement et d’action.) Stéphane Hessel accepte d’y servir, moins par attrait pour les affaires de l’ombre, que pour plaire à son ami Tony (la séduction toujours).

    ARRÊTÉ PAR LA GESTAPO

    Au BCRA, Stéphane Hessel fait partie du service qui assure la logistique des réseaux opérant en France. Honneur suprême, au moment de son affectation, il est sélectionné pour partager un repas avec le général De Gaulle. «Je le trouve beau, grand, j’aime bien sa façon de s’exprimer. Il se montre très courtois dans l’écoute de ses invités en prenant garde de ne pas trop écraser le déjeuner de sa présence.»Tout en étant admiratif de l’engagement de ce général, il reste que la petite musique du soupçon lui trotte dans la tête : «Il s’agit quand même d’un militaire, et peut-être deviendra-t-il un dictateur…» Pour autant Stéphane Hessel ne partage pas l’irréductible opposition d’un Raymond Aron - qu’il fréquente à Londres - à l’égard de ce général dont l’inclination serait «bonapartiste» et l’entourage peuplé de«cagoulards».

    Stéphane Hessel aurait pu demeurer jusqu’à la fin de la guerre un technicien efficace en matière de préparation des opérations de terrain. Vitia, son épouse, est arrivée à Londres en novembre 1942. Elle est entrée au commissariat à l’Intérieur du gouvernement de la France libre où elle collabore avec Georges Boris, un journaliste ancien directeur de cabinet de Léon Blum et ami proche de Pierre Mendès France. Là encore des liens sont tissés qui anticipent des engagements ultérieurs de Stéphane Hessel.

    A l’instar de nombre de ses collègues du BCRA, il souffre du syndrome des «planqués.» A force de lancer des agents sur le terrain, un mélange d’attirance pour l’action et d’impératif moral fait que l’on souhaite à son tour passer de l’autre côté de la Manche. Etre confronté à la «vraie guerre.» Il élabore lui-même un projet de mission, accepté par ses supérieurs, visant à reconstituer les liaisons radio entre les réseaux en France et l’état-major de Londres, en vue d’un débarquement que l’on pressent proche, sans en être informé. Les Alliés ont tenu le général De Gaulle à l’écart des préparatifs. Ils craignent en effet des fuites dans son entourage.

    Nom de code de la mission : «Greco». Elle est sans doute utile, mais «imprudente»,reconnaîtra Hessel plus tard, étant lui-même détenteur de trop de secrets du fait de ses fonctions au BCRA. Lucide sans doute sur certains ressorts de l’action, il écrira un jour à propos de ces années de guerre qu’elles ont permis de repérer parmi ses traits de caractère une «légèreté, qu’il est trop facile de faire passer pour du courage». Il entre clandestinement en France en mars 1944, transporté par un avion Lysander qui se pose nuitamment dans le Cher.

    L’annonce du débarquement en Normandie, le 6 juin 1944, galvanise les énergies du groupe. Hélas, un opérateur radio est repéré et arrêté par la Gestapo qui le torture. Il livre le nom de Stéphane Hessel, alias Greco, qu’il a connu à Londres lors d’une session de formation. Le 10 juillet, quand Greco se rend à un rendez-vous fixé dans un café au coin des boulevards Raspail et Edgar-Quinet, il sent le canon d’un pistolet collé à ses reins, en même temps qu’on lui «gueule» l’ordre de lever les bras. C’est un moment où le corps et l’esprit se dissocient, racontera-t-il bien plus tard, dans un texte pénétrant, rédigé pour les Temps Modernes et intitulé «Entre leurs mains». Le corps se liquéfie, tremble, mais l’esprit échafaude déjà des parades, observe-t-il au moment où un agent allemand le braque. Poussé dans une voiture il est amené dans un local de la Gestapo, avenue Foch.

    Devant ses geôliers qui sont au courant de la mission Greco et veulent connaître l’organigramme du BCRA, Stéphane Hessel va temporiser, éluder, embrouiller. Il choisit de parler directement en allemand désarçonnant ses interlocuteurs au point, croit-il, de parvenir à établir une sorte de dialogue avec eux. Parler, parler de tout, même de «secrets» imaginaires pour ne pas avoir à leur parler vraiment de ce qu’ils veulent savoir. Il «avoue» être agent de liaison du réseau Greco, mais ne pas être Greco lui-même. On ne le croit pas. Des coups d’abord. Ce sont les claques qui font le plus mal, car elles ajoutent l’humiliation à la douleur. La torture ensuite. A deux reprises. Baignoire et électricité. Il résiste le plus possible puis livre des adresses. Fausses. Le nom de la rue est exact, mais c’est dix numéros plus loin. Gagner du temps toujours. Le temps qu’ils vérifient. Leur fureur augmente. Nouvelles violences, nouveaux coups de culot de sa part. La hutzpe comme on dit en yiddish. Justement, craint-il que ses origines juives lui vaillent un surcroît d’attention de la part de ses tortionnaires ? Ils n’y pensent même pas. C’est un résistant qu’ils cherchaient, pas un Juif. Au demeurant, le nom d’Hessel n’est pas spécifiquement juif, même si son père et sa famille ont subi les persécutions raciales.

    BUCHENWALD, LA DOUBLE ÉVASION

    Finalement, le 8 août 1944, on se débarrasse de lui en le transférant vers le camp de Buchenwald. Une autre séquence résistante s’ouvre où la volonté farouche de ne pas se résigner à la détention le conduit à s’échapper à deux reprises («J’ai toujours pensé qu’un prisonnier est fait pour s’évader») dans des conditions qui portent la marque d’un caractère roué pour se jouer de l’adversaire et audacieux pour surmonter l’adversité. C’est peut-être en cherchant à sauver sa peau que Stéphane Hessel a appris la diplomatie.

    A Buchenwald, grâce à Eugen Kogon, un des catholiques allemands opposants aux nazis qui sont eux-mêmes détenus, il participe à un projet d’évasion de ce camp où il est promis à la mort, par une substitution de noms avec des malades du typhus condamnés à mourir bientôt. Stéphane, qui s’appelle désormais Michel Boitel, fraiseur de métier, est muté le 25 octobre au camp de Rottleberode, une annexe de Dora, ouvert près de Buchenwald. C’est un camp de travail où les nazis font fabriquer des trains d’atterrissage pour leurs avions. Stéphane Hessel, qui n’a jamais usiné de métaux de sa vie, convainc, au culot encore, les responsables de Rottleberode que son allemand parfait peut lui permettre d’exercer des fonctions utiles dans l’administration du camp. Le voilà ainsi Buchführer (comptable). Fin 1944, début 1945, il devient évident que les Alliés vont atteindre le camp. Les Russes, eux, approchent de Varsovie. Certains veulent attendre leur libération, d’autres comme Stéphane Hessel craignent non sans raison que les SS cherchent à effacer les traces de leurs crimes en détruisant l’usine et en évacuant les prisonniers dans des «marches de la mort».

    Avec un jeune ingénieur en possession d’une boussole et de vêtements d’ouvriers, Stéphane Hessel profite de l’obscurité pour quitter la colonne de prisonniers qui prend son travail le matin. Mais, ayant imprudemment traversé un village au lieu de le contourner par les bois, ils sont vite repris par des gendarmes. Retour au camp. Coups de schlague. Ils sont affectés au commando disciplinaire du camp de Dora proprement dit, là où, dans des tunnels, on contraint les prisonniers à travailler, jusqu’à l’épuisement, à l’assemblage accéléré des fusées V1 et V2. C’est de fait un camp d’extermination par épuisement physique.

    Le 5 avril 1945, ordre est donné d’évacuer Dora. Stéphane sait comme ses camarades que le risque d’une élimination collective devient de plus en plus élevé. Quand il est poussé dans un wagon, avec quatre autres Français, c’est l’angoisse d’une mort assurée. Le train s’arrêtant en gare de Lüneburg, au nord de l’Allemagne, ils parviennent à démonter le plancher du wagon. Stéphane Hessel a la chance de passer le premier, car une fois qu’il a pu se laisser glisser hors des rails, des coups de feux éclatent faisant croire à ceux qui n’ont pas encore sauté qu’on lui tire dessus. Ils restent à l’intérieur du wagon et sont convoyés jusqu’à Bergen-Belsen. Deux d’entre eux y mourront. Hessel, lui, atteint Hanovre le 20 avril et tombe sur une unité américaine qui stationne là. Sauvé.

    Alors que Stéphane achève de façon un peu rocambolesque son séjour an Allemagne, Vitia le croit mort - son nom n’est-il pas sur la liste des décès de Buchenwald ? A l’hôtel Lutétia, elle croise par hasard un des prisonniers du train qui lui raconte qu’il s’est bien échappé, mais qu’on lui a tiré dessus. A qui se fier ? Que croire ? Un coup de téléphone de la secrétaire d’Henri Frenay, ministre des Prisonniers et Déportés, la délivre du doute : «Ton Hesselest à Amiens !» Le 8 mai 1945, sur le quai de la gare du Nord, Vitia et Stéphane tombent dans les bras l’un de l’autre. C’est le jour même où Churchill annonce la victoire alliée sur le nazisme en Europe. Ça ne s’invente pas.

    L’ONU, PAR HASARD

    Stéphane Hessel n’a pas tout à fait 28 ans. Sa mère, Hélène approche la soixantaine. Il la retrouve saine et sauve. Durant la guerre, elle a été accueillie et protégée par une amie en Savoie, s’occupant d’Ulrich à la santé de plus en plus fragile.

    Revenu d’entre les morts et les suppliciés, Stéphane Hessel, à l’instar de bien d’autres se sent une responsabilité morale. Plus jamais ça, en tout cas plus jamais l’indifférence, sinon l’insouciance. L’empreinte philosophique de Sartre était déjà présente dans sa volonté de faire la guerre, lui qui n’était pas militariste. Non pas que c’était juste ou généreux, mais parce que seul l’engagement porte une responsabilité qui donne sens à la vie.

    Comment reprendre le cours de la vie civile là où l’on l’avait quittée ? De retour depuis peu à Paris, il rencontre par hasard Jean Sauvagnargues, un ancien camarade de l’école des aspirants de Saint-Maixent qui lui apprend l’existence du concours du Quai d’Orsay dont une session spéciale va être ouverte d’ici cinq mois pour les anciens combattants, résistants ou déportés. Il est reçu quatrième. Les trois premiers choisissent des affectations à Washington, Moscou et Londres. Il se propose pour la Chine. Vitia va l’accompagner dans ce premier poste. Guère enchantée, elle pose la condition de passer par New York, plutôt que par l’Inde, pour embrasser ses parents. Stéphane Hessel y consent, Il n’arrivera jamais en Chine. En février 1946, une rencontre fortuite à New York, une fois de plus, va détourner Stéphane Hessel de la voie qui lui était tracée dans la carrière diplomatique, pour lui en faire emprunter une toute autre.

    Par l’entremise de son beau-père, il rencontre Henri Laugier qui est le secrétaire général adjoint de l’Organisation des Nations unies. L’ONU a été fondée en octobre 1945 pour remplacer la Société des Nations. Elle ne compte encore que cinquante pays membres et quelque deux cents fonctionnaires (près de 8 000 aujourd’hui). Elle est formée de trois conseils - sécurité, tutelles, économique et social dont Henri Laugier dirige le département des affaires sociales (Social affairs)auquel sont rattachés les droits de l’homme. Laugier, ancien résistant de sensibilité socialiste, a besoin d’un assistant et détecte très vite toutes les qualités requises chez Stéphane Hessel, jeune diplomate idéaliste, polyglotte, qui vient de traverser courageusement les épreuves de la guerre. Stéphane Hessel devient l’executive officer (directeur de cabinet) du chef du département des affaires sociales.

    La charte des Nations unies, adoptée à San Francisco, prévoit que le Conseil économique et social peut former une commission pour «le progrès des droits de l’homme». Ce sera le grand œuvre d’Henri Laugier qui confie au Canadien John Humphrey, le directeur des droits de l’homme dans son département, le soin de réunir une telle instance destinée à élaborer une déclaration, conformément au mandat de San Francisco. Elle sera présidée par Eleanor Roosevelt, celle-là même qui envoya en France, Varian Fry, devenu alors l’ami proche de Stéphane Hessel.

    Le général De Gaulle, chef du gouvernement provisoire, désigne René Cassin pour siéger dans cette commission. Hessel, comme proche collaborateur de Laugier, assure la coordination entre celui-ci et John Humphrey ou René Cassin. Les réunions se tiennent à New York ou Genève et Stéphane Hessel, assis auprès de la présidente, «veille à ce que les rapports soient bien rédigés et communiqués».Certes cela n’en fait pas «un des rédacteurs» de la Déclaration universelle des droits de l’homme qui sera proclamée en 1948 à Paris, comme cela sera affirmé plus tard par des journalistes pressés. Il n’a d’ailleurs jamais rien prétendu de tel. Mais à l’approche de la trentaine, encore jeune dans la carrière diplomatique, c’est un rôle de «secrétariat» au meilleur sens fonctionnel du terme, sinon d’équipier des artisans du texte, qui le plonge au cœur même de l’élaboration, comme des conseillers ministériels sont immergés dans la préparation des projets de loi.

    La fonction est modeste, mais son objet immense : «Ce sera peut-être la période la plus ambitieuse de ma vie.» Il suit au jour le jour les débats qui agitent la commission ayant à définir les droits que l’ONU considère comme l’engagement commun. La déclaration doit-elle être qualifiée d’«internationale» plutôt qu’«universelle» dès lors que l’organisation ne compte qu’une cinquantaine de pays membres et exclut les «vaincus» de la guerre ? Laugier et Cassin plaident pour l’universalité affichée d’emblée, pensant que ceux-ci ont vocation à rejoindre un jour l’ONU. Une autre dissension se fait jour entre les Américains, qui insistent sur les droits civils et politiques, et les Soviétiques, qui tiennent aux droits économiques et sociaux. René Cassin joue un rôle important de conciliateur pour concevoir des formulations fortes, mais dont l’application dépendra des régimes politiques de chaque Etat. Après deux ans et demi de travaux, un projet de Déclaration universelle des droits de l’homme est enfin prêt. Mais jusqu’au bout le suspense demeure autour de son approbation par le bloc communiste qui conteste toujours «l’universalité», ainsi que par des pays arabes hostiles à l’égalité des droits entre l’homme et la femme. Les uns et les autres, avec l’Afrique du Sud, s’abstiendront le jour du vote en assemblée générale de l’ONU réunie le 10 décembre 1948 au Palais de Chaillot à Paris. Il n’y a pas de voix contre. Le texte est proclamé.

    1950, CHANGEMENT DE CARRIÈRE

    Stéphane Hessel a vécu là une aventure qui le marquera à jamais. Il n’a jamais varié dans cette conviction que la seule voie de civilisation du monde est l’organisation de ses Etats avec des règles de solution aux conflits et des principes de référence communs. Nombre de ces Etats violent ces dispositions ? Bien sûr. Hélas. Mais n’est-ce pas au nom même d’une Charte dont ils sont signataires qu’on peut le plus efficacement les interpeller ? Logique imparable. En dépit de toutes les divisions, échecs et impuissances de l’ONU, il n’en démord pas : aucune autre voie n’est possible. Certes cela peut paraître utopique, voire naïf, mais Stéphane Hessel est en droit d’opposer à ses contempteurs que l’on n’a jamais trouvé autre chose de mieux que l’ONU comme lien collectif des 174 Etats qui y adhèrent désormais. C’est une idée qui oblige cependant à surmonter bien des frustrations, des résignations, des désillusions. Parmi elles la question de la Palestine est restée une blessure d’autant plus vive, qu’elle est inséparable de son expérience onusienne.

    Au bout de quatre ans, la famille Hessel envisage de revenir en France. Une fille, Anne, est née à New York, Vitia est enceinte d’un second enfant, et les parents souhaitent que leur progéniture suive une scolarité en France. Stéphane Hessel estime aussi avoir fait un peu le tour du travail de fonctionnaire international. L’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’homme est intervenue à la charnière d’un basculement dans l’affrontement Est-Ouest qui fait vaciller l’ONU.

    Dès son retour à Paris, Stéphane Hessel est affecté au secrétariat des conférences, la direction du Quai d’Orsay chargée de coordonner la représentation de la France dans les diverses organisations internationales. Cette année 1950 n’est pas seulement celle d’un changement de carrière, mais aussi d’une brève rupture avec Vitia. Stéphane Hessel a croisé une jeune femme dans les couloirs du Quai d’Orsay dont, sur le champ, il est tombé éperdument amoureux : «C’était inexorable, inévitable.» Elle s’appelle Christiane, suisse d’origine, protestante de confession, ce sera la deuxième femme de sa vie… trente-cinq ans plus tard !

    Quand Stéphane Hessel prend son poste au ministère des Affaires étrangères, le couple et ses deux enfants s’installent dans un appartement boulevard Saint-Michel. Vitia exerce le métier d’interprète dans les conférences. Les fonctions de Stéphane lui permettent de rester dans l’orbite de ces organisations internationales qui ont été le berceau de sa carrière de diplomate. Il transmet les instructions du gouvernement aux membres français des commissions du Conseil économique et social de l’ONU à New York. Il assiste ainsi les plus prestigieux d’entre eux, dont René Cassin à la commission des droits de l’homme ou Alfred Sauvy à la commission de la population.

    DANS L’ÉQUIPE DE MENDÈS

    Ses fonctions l’amènent aussi à découvrir l’Afrique où il découvre une société coloniale caricaturalement cloisonnée : «Les Africains regardent, intrigués, les Blancs qui donnent un cocktail à l’ambassade, et les Blancs regardent, intrigués, les Africains qui font une grande fête sur la place. Et chacun de trouver l’autre un peu ridicule.» C’est une perception impressionniste du colonialisme, pas encore nourrie d’une connaissance approfondie des mécanismes d’exploitation. Mais Stéphane Hessel est ainsi fait que l’humain est son guide, l’idéologie un simple bagage :«J’éprouverai pour longtemps de la sympathie et beaucoup de sollicitude pour ces Africains qui vivent une autre vie que la nôtre.»

    Si la politique de la IVe République est alors très favorable au renforcement de l’autorité de l’ONU, ce qui satisfait Stéphane Hessel, la décolonisation qui accompagne l’internationalisation du monde, demeure un tabou national, ce qui le désole. C’est la grande question de la décennie à venir. Quelques années au cœur de la (toute relative) gouvernance mondiale à New York, son universalisme, sa sensibilité aiguë à toute forme d’oppression, l’ont vite convaincu que la France menait en Indochine - et bientôt en Algérie - des combats à contre-courant.

    A l’écart de la vie politique hexagonale, il suit néanmoins avec intérêt l’action de Pierre Mendès France dont il déplore qu’il ait été écarté par De Gaulle à la Libération. En 1954, au lendemain de la défaite de Diên Biên Phu, Mendès reçoit enfin l’investiture de l’Assemblée nationale avec pour mission principale de faire la paix en Indochine mais aussi en Tunisie. Il charge Georges Boris, son homme de confiance, de former un cabinet - ou plutôt un double cabinet puisqu’il est à la fois président du Conseil et ministre des Affaires étrangères. Georges Boris pense naturellement à Stéphane Hessel avec lequel il a conservé les liens noués à Londres. Stéphane Hessel, sans être un intime du nouveau président du Conseil, l’a côtoyé à Londres et plus tard à New York pendant les travaux du Conseil économique et social. A Paris, le voilà affecté à la communication de Matignon.

    Hessel, qui se décrit alors comme «un jouvenceau politique», découvre la dureté de l’exercice du pouvoir, la «formidable pression» qui s’exerce sur un cabinet : «On était une équipe qui devait réussir des choses difficiles, ce qui créait un esprit collectif comme je n’en ai jamais connu dans la vie politique.» Parmi tous les membres de ce cabinet «l’éthique politique de Mendès est le ciment commun».

    DE SAÏGON AU MINISTÈRE DE L’EDUCATION

    Remis en février 1955 à la disposition de son administration d’origine, Stéphane Hessel sollicite et obtient un poste de premier conseiller d’ambassade à Saïgon afin de suivre, sur le conseil de Mendès, l’application des accords de Genève. Sur place, le jeune diplomate se rend vite compte combien la signature des traités est une chose et leur application une autre. La tâche de l’ambassade de France se limite alors à tenter de contrecarrer l’influence des Etats-Unis : on se dispute des lieux d’enseignement scolaire et des parts de marché économiques.

    En 1959, Stéphane Hessel est nommé directeur de la coopération avec la communauté et l’étranger au ministère de l’Education nationale. Curieux cheminement de carrière pour ce diplomate de statut, mais bien dans la logique d’une vie qui obéit aux séductions de hasard plus qu’aux promotions toutes tracées. Le socialiste André Boulloche, avec qui il a partagé un mois de «convalescence» en Haute-Savoie au lendemain de la Libération, a été nommé ministre de l’Education nationale par le pouvoir gaulliste dans le gouvernement de Michel Debré. Il recherche alors un responsable pour le service qui s’occupe de nommer des enseignants français à l’étranger. Le candidat devra bien s’entendre avec la direction des affaires culturelles au Quai d’Orsay qui a voix au chapitre pour ces affectations.

    C’est à ce poste qu’il est conduit, jusqu’au milieu des années 60, à accompagner la décolonisation, au travers d’une aide éducative supposée poursuivre par d’autres moyens, plus acceptables et respectables, la «mission civilisatrice» de la France.

    Le général de Gaulle avait compris, à l’encontre de ceux qui le portent au pouvoir en 1958, que la décolonisation était le préalable à une reconquête de l’influence française dans le monde. Néanmoins, quand les ultras de l’Algérie française, civils et militaires réunis, déclenchent l’insurrection du 13 mai 1958 à Alger, le spectre d’un coup d’Etat mobilise aussitôt quelques anciens du Conseil national de la résistance (CNR) et du Bureau central de renseignement et d’action. Daniel Cordier les réunit chez lui, place Dauphine à Paris. L’ambiance est à la veillée d’armes. Stéphane Hessel, qui est resté en relation avec l’ancien secrétaire de Jean Moulin - devenu artiste peintre et galeriste - est présent à cette réunion.

    Comment réagir ? Certains savent que toutes les armes n’ont pas été rendues à la Libération et qu’il existe des dépôts encore cachés. En cas de besoin, ce serait le dernier recours pour «résister» à nouveau, dans la clandestinité s’il le faut. Mais la situation est évolutive. Cordier et Hessel plaident pour une certaine prudence. Le général de Gaulle proclame son attachement à la République. En quelques semaines, on se rassure. Au fil de ses discussions, le groupe a commencé à réfléchir sur les causes de la crise et sur les moyens de préserver les valeurs démocratiques. Ils ont pour référence commune le programme du CNR, qui a servi de base aux premières grandes réformes de l’après-guerre mais sans mettre la République définitivement à l’abri des périls. Les uns songent à créer un parti. Stéphane Hessel propose un club sur le modèle de la Fabian Society anglaise, qui a jeté les bases du Parti travailliste, tout en restant autonome dans ses réflexions et propositions. C’est encore lui qui propose de l’appeler le club Jean-Moulin, du nom de ce jeune préfet«au prestige encore intact dans notre génération» dont Cordier a été le plus proche collaborateur.

    LA LEÇON D’ALGER

    Durant une dizaine d’années, le club Jean-Moulin va produire une série d’études collectives qui sont autant de jalons dans la modernisation du pays. L’expérience de ces «années Jean-Moulin» marque durablement Stéphane Hessel : «Je suis devenu un clubman, à tel point que, dès qu’un club se forme quelque part, on me consulte en tant que porteur de la mémoire du club Jean-Moulin. Un club, c’est là où on peut faire progresser les idées, faire des propositions intéressantes, prises en compte ou non par les partis et les gouvernants.»

    En 1963, son ami René Maheu, directeur général de l’Unesco, le charge d’une mission destinée à évaluer l’efficacité de son organisation. L’idée du commanditaire est de démontrer qu’une institution internationale comme la sienne, dotée de moyens renforcés, est plus à même d’appliquer les programmes éducatifs que l’option laissant aux pays concernés toute latitude de choisir la méthode d’insertion qui leur conviendrait le mieux, pilotée sur place par un haut fonctionnaire conseillant le gouvernement.

    Stéphane Hessel, détaché du ministère, en arrive à une conclusion qui est exactement l’inverse de celle René Maheu. Agir sur l’éducation indépendamment de ce que l’on peut faire sur l’agriculture, l’industrie, n’a pas beaucoup de sens. René Maheu range le rapport dans une armoire.

    Stéphane Hessel a désormais une connaissance assez étendue de ces questions de développement, dont il pressent qu’elles seront décisives pour les années à venir. Son goût de la découverte d’autrui, de l’ouverture aux cultures du monde, d’une certaine itinérance aussi, trouve à s’exercer depuis qu’il a fait le choix de bifurquer vers les Nations unies plutôt que de suivre la filière des relations d’Etat à Etat. Dans le jargon du Quai d’Orsay, c’est un «multilatéral» et non un «bilatéral». Ce n’est pas la voie qui est réputée mener aux postes les plus prestigieux.

    En 1964, il est candidat aux fonctions - modestes - de conseiller à l’ambassade d’Alger, alors qu’il aurait pu prétendre à une affectation plus huppée. Il est en phase avec le général de Gaulle pour penser que la relation franco-algérienne peut être un laboratoire de la décolonisation. Tout est à inventer en la matière. «C’est évidemment en Algérie, écrira plus tard Stéphane Hessel, que j’ai appris mon métier le plus personnel, que je définirais moins comme celui de diplomate que comme celui d’entrepreneur de coopération.» A Alger, il se lie à Claude Cheysson, croisé naguère dans les milieux mendésistes et futur ministre des Relations extérieures de François Mitterrand. Il dirige alors l’Office de coopération industrielle, prévu par les accords d’Evian, avec mission de gérer les ressources financières tirées de l’extraction des hydrocarbures, pour investir dans le développement industriel de l’Algérie.

    Mais en peu de temps sur place, Stéphane Hessel voit quelques-uns de ses meilleurs amis algériens évoluer vers un nationalisme ombrageux, un rejet des valeurs de civilisation héritées de l’ancienne puissance coloniale et une fascination pour le modèle industrialiste soviétique. D’anciens cadres de la révolution sont liquidés ou mis sur la touche. Le pouvoir de l’armée, dont Boumédiènne, qui a renversé Ben Bella, est issu, s’étend jusqu’au contrôle d’une large part des richesses nationales, au bénéfice d’une caste politico-militaire.

    LA RANCUNE DE GISCARD

    C’est avec un sentiment d’inachevé que Stéphane Hessel retrouve en 1969 le Quai d’Orsay. De mai 1968, il n’a su que ce qu’il entendait à la radio, ou ce que lui relataient des amis de passage. «Enfin les mœurs vont changer !» s’enthousiasme-t-il. Quand il revient à Paris, Georges Pompidou a été élu président de la République. La fête est finie. Il est affecté à la direction des Nations unies au Quai d’Orsay et va avoir bientôt l’occasion de renouer avec ces questions de coopération et de développement qui le passionnent plus que tout autre aspect des relations internationales.

    Paul Hoffman, le directeur du Programme des Nations unies pour le développement (Pnud) vient le solliciter à Paris pour prendre la place de son adjoint, démissionnaire. Stéphane Hessel accepte, à la grande surprise de ses collègues diplomates, qui ne considèrent pas un tel poste comme une promotion. Mais il est intéressé par la mission originale de cet organisme, consistant à apporter un concours éclairé aux pays qui veulent avoir un accès au marché international des capitaux et les guider dans leur choix par des «représentants résidents». Les deux années qu’il va y consacrer, à partir de l’automne 1970, seront une des périodes de sa vie où il sera «le plus accaparé» par sa mission. Cela cadre parfaitement avec la conception qu’il avait développée pour l’Unesco : former localement les techniciens qui porteraient une volonté de développement. Malheureusement, ça se passe mal avec le successeur de Paul Hoffman. Hessel donne sa démission et rentre à Paris. Nous sommes à l’automne 1972.

    A la disposition de son administration d’origine, Stéphane Hessel attend une affectation qui ne vient pas. Il s’ennuie. Le club Jean-Moulin a cessé ses activités début 1970. Les mendésistes se tiennent à l’écart d’un PS où François Mitterrand a fait de l’alliance avec le PCF l’instrument privilégié de la conquête du pouvoir. Stéphane Hessel vote Mitterrand à la présidentielle de 1974, mais il observe que, dans ses premières déclarations, Giscard, le nouveau président, semble désireux de rompre avec les archaïsmes de la droite. Il est surtout satisfait de voir nommer ministre de la Coopération Pierre Abelin, qu’il a connu à New York dans les années 50 quand il a succédé à Pierre Mendès France au conseil économique et social de l’ONU. Il éprouve de la sympathie pour lui, même s’il a été de ces démocrate-chrétiens qui ont fait chuter le gouvernement Mendès. Cependant, il ne le range pas parmi les «néocolonialistes» qui ont détenu les portefeuilles successifs de la Coopération depuis le début de la Ve République. Il lui fait des propositions de service qui sont acceptées, et il est nommé chargé de mission. Le ministre délivre à Stéphane Hessel une feuille de route : passer huit jours dans les pays avec lesquels la France entretient des relations de coopération en créant des «missions de dialogue» où seront interrogés les responsables locaux sur ce qui fonctionne ou pas dans les actions entreprises. La politique de coopération devrait y gagner en efficacité. Il en ressort un rapport écrit par Stéphane Hessel et signé du nom du ministre, ce que l’on a appelé à l’époque le «rapport Abelin». Il contient toutes les idées déjà développées et mises en pratique par l’auteur : ne pas se laisser piéger par les gouvernements en allant vers la population pour susciter des formations qui permettront de faire émerger les cadres techniques dont les pays ont besoin, d’éviter aussi que les investissements industriels supplantent les investissements agricoles…

    Ce rapport, remis à Valéry Giscard d’Estaing va connaître le même sort que celui rendu naguère à René Maheu. Il est vrai que Pierre Abelin et - surtout - Stéphane Hessel sont alors plutôt mal vus par le Château pour une raison qui n’a rien à voir avec l’objet du rapport : à la demande de son ministre, il est intervenu dans les tractations pour la libération de Françoise Claustre, cette ethnologue et archéologue française enlevée dans la région du Tibesti, au Tchad, par les rebelles armés d’Hissène Habré. Mais une grosse maladresse de sa part vaudra à Hessel la rancune tenace du président de la République.

    Un peu gêné d’avoir dû faire de Stéphane Hessel le bouc émissaire d’une affaire où le cafouillage avait été général au sein du pouvoir, Pierre Abelin le recommande à son collègue Paul Dijoud, secrétaire d’Etat aux Travailleurs immigrés. Celui-ci cherche précisément un candidat à la présidence de l’Office national pour la promotion culturelle des immigrés (ONPCI). C’est encore l’époque où prédomine une conception de l’immigration comme transitoire  : les travailleurs étrangers viennent en France pour subvenir aux besoins de leurs familles restées sur place, qu’ils rejoindront une fois un petit pécule amassé. Mais quand Valéry Giscard d’Estaing, à peine élu, prend la décision de suspendre l’immigration, les travailleurs étrangers se rendent compte que s’ils rentrent chez eux, ils ne pourront plus revenir. Période transitoire où il n’est plus officiellement question ni d’intégration ni d’assimilation, mais d’«insertion».

    L’idée de Paul Dijoud est que les immigrés doivent rester en relation avec leurs cultures d’origine pour ne pas être dépaysés quand ils rentreront chez eux. Sur une projection fausse, vont néanmoins se développer des initiatives justes. L’émission de télévision Mosaïque, produite par l’ONPCI, sera longtemps une vitrine des cultures du monde et la plaque sensible des cultures «immigrées» en France. Stéphane Hessel, qui reste deux ans à la tête de cet office, estime que cette période est celle où il a commencé à vraiment connaître l’immigration, lui qui se définit également comme «immigré». Il s’aperçoit notamment que la France, qui a agrégé des travailleurs issus de pays européens comme l’Espagne, la Pologne, le Portugal, mais aussi d’anciens territoires coloniaux, est le pays «le plus multiculturel du monde», si l’on excepte les Etats-Unis. Une observation qui, par la suite, s’avérera importante pour lui.

    Si Paul Dijoud a soutenu et «protégé» l’originalité de l’ONPCI, il n’en va pas de même de son successeur, Lionel Stoléru. En 1976, Stéphane Hessel quitte sans regret ses fonctions et réintègre le Quai d’Orsay où, bien entendu, aucune proposition ne lui est faite. La rancune de Giscard, relayée par des subordonnés zélés, ne lui laisse espérer aucune des ambassades auxquelles il pourrait prétendre étant donné son rang et son expérience dans la carrière diplomatique.

    LA GAUCHE AU POUVOIR

    Sans affectation, il commence à songer à la retraite - il entre dans sa soixantième année. Mais l’ange gardien que Stéphane Hessel a toujours soupçonné être juché sur ses épaules ne l’a pas abandonné : le secrétaire général de l’Elysée, Claude Brossolette, le fils de Pierre, ancien chef de Stéphane au BCRA de Londres, remarque sa mise en disposition prolongée et prend sur lui de suggérer au Président de mettre fin à une mise en quarantaine malvenue pour un ancien résistant pionnier de la diplomatie multilatérale.

    A la fin du printemps 1977, il lui est proposé le poste d’ambassadeur auprès des Nations unies à Genève. Ce n’est pas le plus coté dans la hiérarchie interne au Quai d’Orsay. Pourtant sur les rives du lac Léman siègent la plupart des institutions multilatérales et spécialisées onusiennes. C’est là que se confrontent intérêts économiques, modèles sociaux, identités culturelles des pays membres au sein du conseil économique et social de la Conférence des Nations unies pour le commerce et le développement (Cnuced), de la commission des droits de l’homme, du Haut-Commissariat pour les réfugiés et des organisations permanentes concernant la santé, le travail, la propriété intellectuelle, la météorologie, etc. C’est à Genève également que se négocie et s’applique l’accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (Gatt).

    Dans cet entremêlement d’institutions, Stéphane Hessel a le sentiment d’être «à sa place», lui qui a accompli l’essentiel de sa carrière dans cet univers. Mais «l’esprit pionnier» n’est plus de mise avec le triplement du nombre de pays membres de l’ONU du fait des décolonisations. De son mandat genevois, Stéphane Hessel sort renforcé dans la conviction que les aspirations universalistes n’ont rien perdu de leur pertinence, mais que jamais les moyens d’y répondre n’ont été aussi complexes à mettre en œuvre : «J’apprenais à accepter ce mouvement lent des concepts et des réalités où des mots et les choses, les textes et les actes reflètent dans leur enchaînement laborieux les profondes mais imperceptibles transformations du monde.» Pour Stéphane Hessel, il est toujours nécessaire d’espérer pour entreprendre, mais encore plus indispensable de ne jamais désespérer pour réussir.

    Une fois acquise la victoire historique de la gauche en 1981, il se doute que le cours de sa carrière va en être affecté. Ils ne sont pas si nombreux, les diplomates réputés à gauche. Stéphane Hessel a gardé de son passage au cabinet de Pierre Mendès France une étiquette «progressiste», même s’il a fait un bout de chemin au côté de Pierre Abelin. Au début des années 70, il avait lancé une section CFDT au sein du Quai d’Orsay avec Bernard Garcia, qui devient conseiller diplomatique du Premier ministre Pierre Mauroy.

    Le ministre qui lui est le plus proche, Claude Cheysson, est désormais son «patron» au Quai d’Orsay. D’emblée, il l’élève à la dignité d’ambassadeur de France : «Ça n’a l’air de rien, mais pour un Berlinois devenu français à l’âge de 20 ans, c’est assez formidable. Suprême symbole de ma francité qui me resterait attaché jusqu’à la mort. D’autant plus immérité, d’autant plus savoureux, que mon parcours au ministère avait été peu orthodoxe : aucune grande ambassade, pléthore de multilatéralisme.»

    Claude Cheysson attend de Stéphane Hessel un soutien dans la réforme de la politique française d’aide au développement. Il s’agit de collaborer à la remise à plat d’une politique qui faisait la part trop belle au «pré carré» africain de la France, favorisant copinages, corruptions et manipulations «focardiennes.» Stéphane Hessel pense le moment venu de ressortir les conclusions de son rapport rédigé pour Pierre Abelin et de faire de la coopération une dimension de la politique étrangère - les «relations extérieures», selon la nouvelle dénomination officielle - et non une politique à part, teintée de néocolonialisme.

    Mais son projet de restructuration ministérielle et d’instauration d’une programmation pluriannuelle de l’aide au développement, s’il est approuvé en comité interministériel à Matignon, est retoqué en conseil restreint à l’Elysée, où François Mitterrand approuve l’orientation mais rejette les mesures de mise en pratique. Stéphane Hessel, début 1982, fait valoir ses droits à la retraite. Il a 65 ans.

    DOUBLE VIE

    Une nouvelle vie débute, active, engagée et sans répit. Elle commence par une surprenante nomination : il est parmi les premiers membres désignés à la nouvelle Haute Autorité de la communication audiovisuelle (Haca), mise en place en 1982. Durant ces trois années, il est affecté à la répartition des fréquences des radios privées, une tâche qui requiert moins de compétences que de… diplomatie.

    De sa dernière année de mandat à la Haca, il garde le souvenir d’«une des années les plus mélancoliques» de sa vie. Les médecins ont diagnostiqué un cancer à Vitia, dont l’état de santé s’aggrave rapidement. Elle meurt en 1986. Stéphane Hessel en ressent une immense peine, semée de remords : «Ainsi prenait fin une union que j’avais crue protégée du temps : depuis longtemps, j’étais trop sûr de ce qui nous faisait un et j’avais abusé de cette certitude pour faire place dans ma vie à trop d’autres choses. A l’acceptation de trop de missions et de trop d’engagements et à la poursuite, secrète, d’un autre amour.»

    Veuf depuis deux ans, il se marie avec Christiane Chabry, la femme rencontrée plus de trente-cinq ans auparavant et pour laquelle il fut tenté de quitter Vitia. Mais il ne renonça jamais à cet amour sur lequel il entretint le mensonge. Deux vies en parallèle. De son côté, Christiane Chabry avait été mariée, mère d’un enfant, avant de devenir veuve à son tour. «Mon deuxième mariage a été l’entrée dans l’âge de la liberté. Nous avions tous deux plus de 60 ans», observait Stéphane Hessel. Sa vie demeure toujours pleine «d’autres choses», même si nombre de ses engagements à venir seront partagés avec sa seconde épouse, notamment dans la défense des Palestiniens, cause particulièrement chère à cette dernière.

    LE COMBAT DES SANS-PAPIERS

    Nommé à Matignon, Michel Rocard lui confie la rédaction d’un rapport sur les changements à opérer dans la politique de coopération de la France. Même causes, même effet : il sera «étouffé» par François Mitterrand, avant d’être exhumé en 1997 par Lionel Jospin, alors Premier ministre de cohabitation, qui reprend la première de ses recommandations : la création d’un Haut Conseil de la coopération internationale (HCCI). Stéphane Hessel qualifie d’«intérêts retranchés» - politique ou économiques mais cela se confond souvent - tout ce qui freine les initiatives audacieuses et progressistes en matière de coopération. De fait, ils demeurent puissamment relayés, en dépit des alternances.

    En 1990, Michel Rocard, sans trop lui demander son avis, l’a nommé au Haut Conseil pour l’intégration qu’il vient de créer. Cet organisme aborde entre autre le dossier des régularisations de travailleurs clandestins, objet de violentes controverses politiques publiques depuis la remise des compteurs à zéro en 1981. Hessel va s’y trouver confronté spectaculairement en 1996, sous la présidence de Jacques Chirac, qui avait dissous le HCC. Trois cents travailleurs immigrés sans papiers occupent, à partir de Pâques, l’église Saint-Ambroise, à Paris. Ils dénoncent une législation kafkaïenne qui les empêche de vivre sans la crainte permanente d’être expulsés alors qu’ils travaillent, payent des impôts, ont des enfants scolarisés. Invités à quitter les lieux - où les fidèles ne peuvent plus assister aux offices -, ils se retrouvent dans un gymnase où, cette fois, ce sont les enfants des écoles qui ne peuvent plus faire de sport. A nouveau à la rue, ils sont accueillis par Ariane Mnouchkine à la Cartoucherie de Vincennes, les locaux du Théâtre du Soleil.

    Elle ne peut pas les abriter non plus indéfiniment, mais le gouvernement s’en moque, préférant laisser la situation pourrir dans l’antre d’une artiste de gauche. Ariane Mnouchkine a alors l’idée de réunir des gens connus pour leur engagement civique, dont le pouvoir ne pourra se débarrasser facilement. Hessel est sollicité pour participer à ce «collège de médiateurs» - ainsi que l’a baptisé Ariane Mnouchkine - en compagnie de personnalités qui sont déjà de ses amis comme Edgar Morin, Raymond Aubrac, Germaine Tillion ou Paul Ricœur. Le journaliste Noël Copin, préside ce groupe dans lequel les «sans-papiers» en lutte placent désormais leurs espoirs. Le «collège» est clair dès le début sur la limite de sa mission en expliquant qu’une régularisation globale semble inenvisageable, mais qu’il faudrait en obtenir un maximum par l’examen au cas par cas.

    Le collège de médiateurs est très vite pris entre l’enclume du gouvernement, qui au début ne le reconnaît pas comme interlocuteur, et des associations de soutien, épaulées par l’extrême gauche, qui veulent les régulariser tous. Le collège propose des critères de régularisation, ce qui vaut à Hessel d’être pris à partie dans une bagarre avec des gauchistes, devant la mairie du XVIIIe arrondissement de Paris, à l’occasion d’un «parrainage républicain».

    Les allers-retours entre les cabinets ministériels concernés - pas toujours au diapason - et l’assemblée des sans-papiers, sous le feu permanent de l’actualité médiatique, s’avèrent épuisants et décevants. Mais, durant cette période, les Français vont découvrir et s’habituer à la voix posée, au timbre et au rythme si particuliers d’un Stéphane Hessel promu porte-parole du collège. Son titre d’ambassadeur de France attire l’attention, mais il est aussi, parmi les membres du groupe, de ceux dont la compétence et l’expérience sur les questions d’immigration sont les plus anciennes. Du collège des médiateurs date véritablement la notoriété publique de Stéphane Hessel.

    A force, Matignon finit par accepter une procédure répondant peu ou prou aux critères du collège, laissant à part un faible nombre de sans-papiers, qui auront à quitter le territoire français en bénéficiant d’une aide au retour. Cela ne va pas sans dissensions, manifestations, menaces de grèves de la faim au sein du collectif des sans-papiers, mais les modérés finissent par l’emporter. Le processus de régularisation peut commencer. La suite est consternante. Le 26 juin, le collège apprend de Matignon que seuls 15 % des cas seront régularisés : «Nous avons été joués sans vergogne», s’insurge Stéphane Hessel.

    Les sans-papiers, qui avaient quitté la Cartoucherie pour un entrepôt de la SNCF, décident d’occuper l’église Saint-Bernard, dans le quartier de la Goutte-d’or à Paris, le plus pauvre de la capitale, avec le consentement du curé de la paroisse. Dix d’entre eux entament une grève de la faim. Le 23 août, un millier de CRS sont mobilisés pour expulser les occupants de l’Eglise. Le «collège» en appelle au président de la République, Jacques Chirac, qui transmet sa lettre au Premier ministre, Alain Juppé. Lequel ne répond pas. Et n’aura d’ailleurs plus jamais l’occasion d’y répondre ès qualité car, inopinément, Jacques Chirac dissout l’Assemblée nationale le 21 avril 1997. L’alternance permettra une régularisation de tous les sans-papiers de Saint-Bernard. Le travail effectué au sein du collège n’est pas perdu : il est repris dans le rapport de Patrick Weil après 1997, qui inspire les lois Chevènement et qui porte la marque des travaux du collège.

    LE COLLEGIUM INTERNATIONAL

    Stéphane Hessel est désormais une personnalité dont on s’arrache la participation à des conférences, la signature d’appels ou de manifestes, le soutien à des campagnes d’opinion ou des candidatures électorales. Il fait partie d’un nombre «incalculable»de clubs et associations dont il faut bien dire qu’il n’honore pas souvent les réunions de sa présence. Non par désinvolture, mais tout simplement parce que son emploi du temps est surchargé. Il n’a ni secrétaire, ni assistant. Chez lui, un fax et un téléphone qu’il décroche lui-même, quand ce n’est pas son épouse. Le numéro est largement diffusé. Tous les journalistes en quête de réactions aux événements touchant à l’immigration le contactent en premier. Son phrasé clair et concis est une aubaine pour les rédactions. Il ne sait pas dire non aux sollicitations diverses. Il est désormais octogénaire, il ne se doute pas que ce sera pire encore dans dix ans.

    Pourtant, l’engagement qui lui tient le plus à cœur sans doute n’intéresse quasiment pas la presse. Bien peu de gens sont au courant de la naissance, en 2002, du Collegium international, éthique, politique et scientifique. Ce sera le condensé des engagements d’une vie entière. Le projet a été ébauché en 2000 au cours d’une conversation entre Milan Kucan, le président de Slovénie, et Sacha Goldman, un documentariste français. Milan Kucan, qui a été le père de l’indépendance et de la démocratisation de son pays, se pose des questions sur ce qu’il peut encore faire alors que se profile la fin de son mandat présidentiel. Dans les bouleversements qu’a connus le monde au lendemain de la chute du communisme, le constat est l’impuissance de l’ONU et de toute autre forme de structure internationale à incarner des valeurs universelles. Certes, il existe une charte de l’ONU, mais elle ne répond qu’imparfaitement aux nouveaux problèmes de la planète. Des initiatives ont été prises dans le domaine de l’environnement, notamment lors des Sommets de la Terre, et sur bien d’autres sujets, mais il manque à l’ONU un texte de référence qui les rassemble toutes et, surtout, qui leur donne la dimension éthique sans laquelle elle ne peut entraîner les Etats et les opinions au-delà des particularismes culturels et des égoïsmes nationaux. Peut-on combiner dans une action commune la sagesse politique et l’intelligence technicienne ? Vaste programme. Mais avec qui l’engager ?

    Sacha Goldman a une suggestion. En France, il se trouve à la confluence de deux démarches qui vont dans le même sens et rassemblent quelques-uns des meilleurs esprits de son pays. Ainsi, depuis 1968, autour de Jacques Robin, médecin et directeur de laboratoire pharmaceutique, un «Groupe des dix» confronte les vues croisées de personnalités aussi diverses que les biologistes Henri Atlan, Joël de Rosnay, Henri Laborit, le sociologue Edgar Morin, l’économiste René Passet, le philosophe Michel Serres et de politiques tels que Jacques Delors ou Michel Rocard. Sans qu’il soit un membre permanent de ce cénacle qui s’exprime dans la revue Transversales, Stéphane Hessel en est proche. Ambassadeur de France, il leur apporte sa propre réflexion sur la nécessaire réforme de l’ONU.

    «CE QUE NOUS NE POUVONS PAS FAIRE»

    C’est avec un grand intérêt que cette petite troupe accueille la proposition de rencontre avec Milan Kucan, relayée par Sacha Goldman. En mars 2001, le président slovène les invite dans sa résidence, sur les bords du lac de Bled. Kucan et Rocard sympathisent immédiatement, et leurs statuts d’«hommes d’Etat» les désignent naturellement à la coprésidence du réseau de réflexion qu’il est convenu de lancer, associant des politiques en activité et des scientifiques de renom.

    Début septembre, Sacha Goldman, accompagné cette fois du seul Stéphane Hessel, se rend à Ljubljana afin d’accélérer la mise en place de ce réseau qu’il est convenu d’appeler désormais «Collegium». Stéphane Hessel se rappelle très bien avoir dit alors au président slovène qu’il fallait agir, car «des choses très graves vont se produire». En fait, il songe alors à la bulle financière qui a atteint son point de rupture.

    Deux heures après être sortis du palais présidentiel, le 11 septembre 2001, Stéphane Hessel et Sacha Goldman déjeunent dans un café voisin. Quelqu’un s’agite à la table d’à côté. C’est le directeur de l’agence slovène d’informations qui reçoit sur son portable un appel de son correspondant à New York en train de voir un avion percuter l’une des tours jumelles de Manhattan. Le temps de se précipiter à l’hôtel et d’allumer la télévision, les deux Français assistent médusés à l’attaque du second avion : «Mon sentiment immédiat, se souvient Stéphane Hessel, est qu’il s’agit d’un de ces phénomènes imprévus qui peuvent bouleverser une époque.» Au Collegium international d’essayer de comprendre au plus vite une situation où l’on a pu mobiliser des gens sacrifiant leur vie pour détruire des bâtiments symboliques au cœur de l’Amérique.

    Lors des réunions suivantes, les membres du Collegium, dont les rangs se sont élargis, entre autres, au biologiste Henri Atlan, au sociologue Edgar Morin, à la juriste Mireille Delmas-Marty, essayent pourtant de ne pas se laisser submerger par la question du terrorisme pour comprendre la manifestation d’un refus fondamental et pathologique d’une civilisation occidentale ne tenant pas compte du monde islamique. C’est le sens d’un premier appel public du Collegium lancé en février 2002 au Forum de Davos et au Forum social de Porto Alegre, invitant à s’appuyer sur les institutions internationales existantes pour forger une pratique guidée par la «sagesse» de politiques, scientifiques, philosophes, réunis en une sorte d’instance éthique. L’idée est vieille comme l’antiquité grecque, mais, en ces temps troublés où aucune forme de gouvernement ne semble suffire à embrasser tous les problèmes de la planète, elle a sa pertinence, même si la traduction concrète reste à inventer qui transformerait les «interdépendances négatives» à l’œuvre dans la menace terroriste par des «interdépendances positives» apportant«une réponse civique et éthique» aux grands défis de l’époque.

    La liste des signataires est prestigieuse qui comprend, hormis les initiateurs, plusieurs présidents en exercice : Vaclav Havel (République tchèque), Fernando Cardoso (Brésil), Oumar Konaré (Mali), Ricardo Lagos (Chili), Stjepan Mesic (Croatie) ; d’anciens présidents : Mary Robinson (Irlande), Oscar Arias Sanchez (Costa Rica, Prix Nobel de la paix 1987), Richard von Weizsäcker (Allemagne), Miguel de la Madrid (Mexique), Ruth Dreifuss (Suisse) ; des philosophes comme Jünger Habermas, Peter Sloterdijk, Paul Virilio, Jean-Pierre Dupuy, l’économiste Joseph Stiglitz.

    Plusieurs textes vont suivre, dont une déclaration universelle d’interdépendance invitant les dirigeants du monde à davantage de solidarité. Par l’entremise de Jean-David Levitte, successeur de Stéphane Hessel à Genève, alors à New York pour représenter la France à l’ONU - et également signataire du premier appel du Collegium -, les promoteurs de la Déclaration universelle d’interdépendance ont l’occasion de la présenter à un parterre de diplomates. Plusieurs d’entre eux diront à Stéphane Hessel et ses amis : «Faites ce que nous ne pouvons pas faire, dites ce que nous ne pouvons pas dire.»

    La fin du mandat présidentiel de Milan Kucan prive le Collegium de l’hospitalité slovène pour ses réunions. Le prince Albert de Monaco, intéressé par ses travaux, lui offre quelques facilités. L’Unesco lui ouvre sa salle de conférences pour un colloque. En 2012, un nouvel appel est lancé «pour une gouvernance mondiale, solidaire et responsable» qui fait l’objet d’un livre (Editions les Liens qui libèrent), où quelques-uns de ses signataires en expliquent le sens.

    Manquent dans la liste des signataires de ce dernier appel du Collegium quelques noms de personnalités qui se sont éloignées de la démarche commune, moins par désaccord sur le fond des travaux qu’en raison de divergences avec Stéphane Hessel sur la question israélo-palestinienne. En effet, ce dernier est de plus en plus engagé dans le soutien aux Palestiniens et a radicalisé ses critiques à l’égard de l’Etat hébreu. Il avait suivi de près et soutenu les efforts de Pierre Mendès France sur la fin de sa vie pour servir d’intermédiaire entre Israéliens et Palestiniens sous l’égide d’un comité de liaison pour le Proche-Orient. Stéphane Hessel n’a jamais varié sur cette conviction qu’il n’y aurait de paix durable sans la stricte application des résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU : un retour aux frontières de 1967, le statut de Jérusalem, une solution au problème des réfugiés…

    L’ENGAGEMENT EN FAVEUR DE LA PALESTINE

    Son approche de diplomate va se doubler d’une vision plus émotionnelle du sort des Palestiniens à la suite de voyages dans les Territoires. En 1991, il a accompagné sa femme, Christiane, dans un voyage à Gaza où le fils de cette dernière travaille pour le Comité international de la Croix-Rouge (CICR). Ils sont frappés par les conditions de vie épouvantables des Palestiniens, mais plus encore en 2003, quand ils participent à la mission Témoins pour la paix qui a été organisée par des pacifistes israéliens. Au lendemain de la deuxième Intifada, ils assistent à des destructions de maisons palestiniennes par les soldats de Tsahal qui les heurtent profondément. Ils retourneront à plusieurs reprises à Gaza, notamment après l’opération «Plomb durci» en 2008. Et ils ne cesseront de témoigner du sort impitoyable réservé aux populations civiles. Beaucoup reprochent alors à Stéphane Hessel d’aborder la question israélo-palestinienne d’un point de vue unilatéral, passant ainsi sous silence les responsabilités du Hamas dans la situation, sa mise en coupe réglée du territoire par la répression des Palestiniens partisans du Fatah et l’islamisation forcée de la société.

    S’il a encouragé les tentatives de règlement politique du conflit, comme l’Appel de Genève en 2002, Stéphane Hessel évolue de plus en plus vers cette certitude qu’il n’y aura de paix négociée que si la communauté internationale, ou en tout cas l’opinion mondiale, exerce préalablement une contrainte conséquente sur les gouvernements israéliens. Il pense, en définitive, qu’Israël «n’a jamais dévié de sa volonté de faire qu’il y ait le moins de Palestine possible et que l’on cantonne les Palestiniens dans de petits «bantoustans», ce qui est tout sauf une solution si l’on veut voir les Israéliens vivre durablement en paix». Stéphane Hessel est très demandé dans les meetings propalestiniens, et il lui arrive de ne pas choisir avec discernement les tribunes où il s’exprime. On ne l’invite pas vraiment pour l’entendre exprimer son sentiment profond : «Ne vous méprenez pas : je suis solidaire des Juifs d’Israël et de ceux de la diaspora, parce que je sais ce que c’est qu’être juif. Je suis moi-même d’origine juive par mon père et je soutiens sans équivoque l’idée que les Juifs, après tout ce qu’ils ont subi, méritent un pays à eux.»Simplement Stéphane Hessel aime Israël à sa façon.

    Cet engagement vaut en tout cas à cet homme de dialogue et de compromis les pires attaques qu’il ait reçues dans sa vie. De médiocres publicistes vont jusqu’à lui contester ses brevets de résistance ou encore sa judéité - sa mère ne serait-elle pas issue d’une lignée de protestants germaniques où pullulaient les antisémites ? Stéphane Hessel ne répond pas à l’insulte. Il va vers ce qui lui paraît juste, et il sait trop désormais la valeur du temps qui passe pour s’attarder en route. Le monde est suffisamment peuplé de gens qu’il aime et admire pour ne pas s’encombrer l’esprit avec des détracteurs de mauvaise foi, des polémiques subalternes.

    Autant dire qu’il a une faible appétence pour les joutes politiciennes françaises. Il a pris sa carte du Parti radical en 1954 pour complaire à Mendès, celle du Parti socialiste autonome (PSA) puis du Parti socialiste unifié (PSU) pour l’accompagner un bout de chemin en politique, celle du PS en 1995 pour soutenir Michel Rocard, et on le retrouve soutien d’une liste Europe Ecologie aux européennes de 2009 par complicité personnelle et intellectuelle avec Daniel Cohn-Bendit (lire page 5). Mais il ne faut pas attendre de Stéphane Hessel beaucoup d’assiduité aux réunions statutaires. Les querelles de courants au sein de la section socialiste du XIVe arrondissement de Paris - celle de Rocard - le bassinaient. Ce n’est pas de son goût, encore moins de son humeur et, pour tout dire une insupportable perte de temps. Ce temps qui se fait de plus en plus précieux au fur et mesure que l’âge avance.

    En politique, Stéphane Hessel a une boussole dont l’aiguille indique le pôle de ce qu’il a été convenu d’appeler la «deuxième gauche.» Ce n’est pas un contempteur de l’économie de marché, il tient le fédéralisme européen comme une ambition difficile mais nécessaire dans le cadre de cette «gouvernance mondiale» qu’il appelle de ses vœux, son socialisme est plus solidaire qu’égalitariste, plus «droit-de-l’hommiste» qu’étatiste. Pour lui, un bon compromis peut être une victoire de l’intelligence plutôt qu’une défaite de la volonté, et il n’a jamais cédé à l’intimidation idéologique des gauches extrêmes.

    SOUTIEN DE LIONEL JOSPIN PUIS DE SÉGOLÈNE ROYAL

    Mais, chez Stéphane Hessel, ce sont les personnalités politiques qui priment sur les programmes. Hormis Mendès et Rocard, références durables, Stéphane Hessel a des accès de sympathie qui obéissent à des logiques très personnelles. François Mitterrand lui a inspiré du respect pour sa ténacité politique et ses convictions européennes, mais il le juge quand même bien «florentin». Il a de l’estime pour Lionel Jospin, un des rares socialistes qui, dans les années 70, avait des compétences sur les questions de coopération et de développement. Ses cinq années de gouvernement sont pour Stéphane Hessel «une des meilleures périodes de la Ve République». Et pas seulement parce qu’il a exhumé en 1999 son idée ancienne d’un haut conseil de la coopération internationale. C’est l’ensemble de l’œuvre économique, sociale et sociétale du gouvernement Jospin qu’il plébiscite, à une exception, mais elle n’est pas mince : l’immigration où, selon lui, le Premier ministre n’a pas été «suffisamment courageux».

    A la primaire socialiste de 2006, il soutient Ségolène Royal, car il ne croit pas aux chances d’un Dominique Strauss-Kahn «au socialisme trop incertain», et encore moins à celles de Laurent Fabius. La perspective d’une femme présidente de la République le ravit, mais il trouve aussi de grandes qualités à la candidate qui mène«une campagne intelligente, populaire en dépit du faible soutien de l’appareil socialiste». Il participe à plusieurs de ses meetings et approuve son choix de tendre la main à François Bayrou entre les deux tours. L’année suivante, au moment du congrès de Reims, sa sympathie penche plutôt vers Bertrand Delanoë. Au congrès de Toulouse en 2012, il cède à la sollicitation de l’entreprenant Pierre Larrouturou pour signer une motion : «Plus loin, plus vite».

    Contrairement à la quasi-totalité des gens de gauche, il n’a pas éprouvé d’emblée une aversion définitive pour le président Nicolas Sarkozy. Il l’observe en 2007 à la conférence annuelle des ambassadeurs, dont il est le doyen : «Ce qu’il mettait d’intentions au service de sa volonté me convenait, même si je relevais qu’il n’avait pas les moyens de rénover vraiment, car la France, hélas, n’est plus une très grande puissance.» Il trouve déplorable que, dans le discours de Dakar, il se soit laissé impressionner par une formule de son conseiller spécial Henri Guaino sur«l’homme africain qui n’est pas entré dans l’Histoire», alors qu’il avait précédemment plaidé pour «une nouvelle politique» en Afrique qui avait plu à l’assistance. Début 2008, il crédite encore Bernard Kouchner d’être allé «dans le bon sens» comme ministre des Affaires étrangères.

    La suite du quinquennat n’est pas jugée à la même aune. Nicolas Sarkozy est un homme de droite, un «libéral dérégulateur», bref «tout ce je combats», insiste Stéphane Hessel. Et puis, au fil des années, le Président a laissé paraître «une certaine vulgarité de comportement qu’on ne pouvait à ce point soupçonner».

    LA CONVERSION TARDIVE À L’ÉCOLOGIE

    En fait d’engagement, c’est celui de la campagne européenne d’Europe Ecologie qui va désormais ranger Stéphane Hessel dans une case politique où il a davantage ses aises que chez les socialistes, même si à l’occasion il se retrouve signataire d’une motion de congrès en 2012 ! Là encore une rencontre a pesé sur son choix, celle de Daniel Cohn-Bendit. Ils s’étaient côtoyés vingt ans auparavant. A l’époque, adjoint au maire de Francfort où il était chargé de l’immigration et du «vivre ensemble», «Dany» avait invité Stéphane Hessel à venir parler du rapport qu’il venait de remettre à Michel Rocard sur ces questions.

    Et puis les années ont passé, sans occasions de se croiser, même si Gabriel, le grand frère Cohn-Bendit, a gardé le contact avec Stéphane Hessel, qu’il a connu au sein du Haut Conseil de la coopération nationale sous le gouvernement Jospin. La campagne des européennes de 2009 va les réunir. Stéphane et Dany ont l’occasion de se parler souvent. Comment le fils de Franz Hessel ne serait-il pas porté à une affection quasi filiale envers le fils d’Erich Cohn-Bendit, un avocat juif allemand de gauche, qui a quitté son pays en 1933 pour s’installer en France ? Mais il est vrai aussi que les idées défendues par Europe Ecologie - formation plus large que les seuls Verts - lui conviennent tout à fait : droits de l’homme, maîtrise des ressources naturelles, développement durable, solidarité universelle, démocratie participative, respect des différences, défense d’une agriculture respectueuse de l’environnement… Il reconnaît qu’il s’est mis à «verdir» sur le tard en politique.

    A chaque procès de José Bové et des «faucheurs volontaires», il vient témoigner. Le citadin Hessel a aussi des accointances pastorales. Depuis des années, lui et sa femme s’éclipsent deux fois par an pour… la transhumance annuelle du troupeau ovin d’un couple de bergers au-dessus du Vigan (Gard). Ils retrouvent là d’autres amis anciens du Larzac, qui comptent plus qu’on ne le sait dans les initiatives contemporaines de Stéphane Hessel. Ce sont de longues heures de marche, de méditation, de poésies échangées avec Patrick Lescure, héritier d’une fortune considérable qu’il consacre à une fondation d’aide aux groupes humains désireux de prendre leurs affaires en mains, ou encore François Roux, avocat défenseur acharné des droits et libertés. Lescure et Roux avaient été à l’origine d’une médiation de Stéphane Hessel au Burundi en 1994, réclamée par l’Eglise catholique locale inquiète des tensions entre Hutus et Tutsis. La mission tourna court, car un accord politique était intervenu entre-temps. Ce qui ne sera pas le cas dans le Rwanda voisin.

    On n’en finirait pas de citer les initiatives de Stéphane Hessel, ses appartenances à telle ou telle ONG, même si c’est souvent davantage son nom qu’il prête que son concours effectif. Chaque fois, il y a au départ une relation d’amitié personnelle ou le souvenir d’une collaboration commune. Stéphane Hessel ne va que là où il est attendu, et on l’attend ou on l’espère souvent.

    PETIT LIVRE ET GRANDE NOTORIÉTÉ

    Mais c’est d’une toute autre manière que Stéphane Hessel va acquérir une notoriété politique plus grande encore que celle de son ami Dany. Un petit livre au titre impérieux dont il est le signataire va devenir une sorte de manifeste traduit en des dizaines de langues. Indignez-vous ! est un succès d’édition sans précédent. Voilà son auteur consacré comme une sorte d’icône de toutes les révoltes, porte-parole des sans-voix, protecteur des justes causes. Son ange gardien n’a même pas eu le temps de le prévenir que Stéphane Hessel était hissé au rang de grande conscience internationale, réclamé de partout.

    Tout commence à l’automne 2009, quand Sylvie Crossman et Jean-Pierre Barou, deux éditeurs indépendants de Montpellier, assistent à la projection d’un documentaire de Gilles Perret Walter, retour en résistance. Le film a pour sujet la vie de Walter Bassan, ancien résistant lyonnais déporté à Dachau, qui a consacré sa vie à la mémoire des victimes des camps. Dans ce film, Stéphane Hessel lance : «Le moteur de la résistance, c’est l’indignation.» Sylvie Crossman et Jean-Pierre Barou trouvent une telle force actuelle à ce message qu’ils forment le projet de solliciter son auteur pour une publication dans leur collection «Ceux qui marchent contre le vent», de petits livres au coût modique. Comme son nom l’indique, il s’agit de donner la parole à des auteurs qui s’insurgent «contre la fatalité d’un système économique dominant qui broie les individus, les peuples, les cultures». C’est dans l’esprit d’Indigènes, leur maison d’édition créée en 1996 et dont la vocation est de«témoigner de la totale modernité des arts et savoirs des sociétés indigènes», ainsi que l’explique Jean-Pierre Barou, un ancien maoïste qui a participé à la fondation de Libération. Rendez-vous est pris avec Stéphane Hessel qui le reçoit à Paris avec Sylvie Crossman. De leurs entretiens enregistrés en janvier et février 2010, ils mettent en forme un contenu développant l’idée de «citoyenneté résistante».L’auteur suggère d’ajouter des citations du programme du Conseil national de la Résistance et de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Il tique un peu sur le titre proposé - Indignez-vous ! -, craignant qu’on l’accuse de jouer les donneurs de leçons, d’autant que l’idée qui traverse les conversations est plutôt celle du refus de la résignation. Mais l’éditeur - comme tout membre de sa corporation - sait qu’un titre accrocheur, c’est le minimum pour attirer l’œil du chaland sur les présentoirs des libraires. «Ne vous résignez pas !» aurait sans doute moins servi la notoriété de l’ouvrage que le titre auquel Stéphane Hessel finit par consentir comme une nouvelle malice du Berliner Kind qu’il est resté.

    Mis en vente le 20 octobre 2010, le premier tirage est de 8 000  exemplaires. L’ouvrage sort au moment où le mouvement de protestation contre la réforme des retraites s’étend aux lycées, mais aussi aux facultés. Frédéric Taddeï est le premier, dans son émission Ce Soir ou jamais sur France 3, à convier Stéphane Hessel pour lui faire parler de son livre - le mot brochure serait peut-être plus approprié pour les 32 pages qui composent Indignez-vous !. Les invitations des médias ne vont plus cesser de pleuvoir. Le buzz est quasi immédiat. Les ventes s’envolent. Les tirages se succèdent. Mi-janvier 2011, le million d’exemplaires vendus est atteint. Un mois plus tard, les demandes de traduction affluent. D’abord d’Europe, puis du monde entier. La diffusion accompagne le «printemps arabe», les grèves et défilés contre l’austérité en Grèce, bientôt les formes spontanées de révolte contre le capitalisme financier, de Madrid à New York en passant par Londres ou le parvis de la Défense à Paris. Les acteurs de ces révoltes se font appeler les «Indignés». Le mot connaît une nouvelle jeunesse grâce à un vieil homme de 94 ans…

    A l’été 2012, on comptabilise près de 2 300 000 ventes en France, 4 millions en ajoutant l’international. C’est un des phénomènes les plus stupéfiants de l’histoire de l’édition, une envolée qui raconte l’évolution du monde au tournant de la première décennie du XXIe siècle. Cela échappe même à l’histoire propre à Stéphane Hessel. Car pour lui, et tous ceux qui le connaissent bien, il n’y a rien d’autre dans Indignez-vous ! qu’il n’ait mille fois dit dans les manifestations où il est convié.

    L’invocation du programme du Conseil national de la Résistance n’est pas en effet nouvelle. A l’occasion du soixantième anniversaire de ce programme - adopté à la veille de la Libération -, un appel avait été publié le 8 mars 2004, signé par des grandes figures de la Résistance, dont lui-même, pour commémorer un document contenant toutes les grandes réformes qui firent consensus alors au plan politique, des nationalisations à la Sécurité sociale, en passant par le régime des retraites ou l’indépendance de la presse. L’appel se terminait par le slogan «Créer, c’est résister. Résister, c’est créer». L’opération avait été montée par les altermondialistes d’Attac qui comptent dans leurs rangs la scientifique Anne Hessel, fille aînée du résistant.

    C’est la résurgence d’un document qui, depuis plus d’un demi-siècle, avait été oublié, y compris à gauche. A le relire, c’est un programme d’inspiration dirigiste au plan économique qui correspond assez bien aux conceptions et aux exigences de l’après-guerre. Un dirigisme dont l’on se réclame désormais dans une large partie de la gauche tout en soutenant les mouvements d’inspiration anti-étatiste dans les secteurs de l’immigration, de l’éducation, des libertés individuelles…

    LE RYTHME INFERNAL D’UN NONAGÉNAIRE

    Stéphane Hessel se déplace avec aisance dans cet univers de contestations foisonnantes, porteur de valeurs dont l’universalité permet d’en épouser tous les contours. Sans jamais fâcher quiconque. Est-il ignorant des contradictions dans lesquelles le plongent parfois ses multiples interventions ? Il reconnaît volontiers que l’indignation peut aussi être «une passion malsaine» au sens où l’entendait Spinoza. Il n’a pas fini de s’interroger sur ce pavois où il s’est trouvé juché, à l’âge où d’autres sont de plus en plus exclus du monde : «Je reste interloqué par la rapidité avec laquelle mon petit éloge de l’indignation a rencontré ce formidable succès. Et s’il faut reconnaître combien ce sentiment a touché au plus juste dans la société française - et bien au-delà encore -, il ne doit pas constituer un point d’orgue, mais un point de départ.»

    Depuis que son opuscule a fait le tour du monde, il est invité à en assurer le service après lecture. Nonagénaire, il suit un rythme infernal de déplacements : souvent deux par semaine. Son trilinguisme est une aubaine pour les médias et universités à l’étranger. Même au cœur de «l’impérialisme», il se taille un certain succès après la traduction d’Indignez-vous ! en anglais et sa publication dans The Nation, dont la directrice n’est autre que Katrina vanden Heuvel, la fille de William, un vieil ami diplomate.

    Autre relais générationnel d’amitié : le fils d’Eugen Kogon - ce catholique antinazi qui l’avait aidé à s’évader du camp de Buchenwald - a été le traducteur en allemand de son livre O ma mémoire, la poésie ma nécessité. A l’âge de 88 ans, Stéphane Hessel avait en effet entrepris de réunir les 88 poèmes qu’il était encore capable de réciter de mémoire en trois langues : l’allemand, langue maternelle à tous égards ; l’anglais, langue de ses découvertes adolescentes et de son engagement résistant ; le français enfin, langue de sa formation intellectuelle et de son identité citoyenne. Dans sa présentation, il explique en quoi la poésie à laquelle Hélène Grund l’a initié a été pour lui «l’expérience suprême de la vie». Une sorte d’accomplissement, comme une mort sublimée, qui n’est jamais aussi comblé que quand il parvient à extraire intacts de sa mémoire, devant un public ébahi puis conquis, ces poèmes qu’il a appris tout au long de son existence. Et qui ne l’ont pas seulement aidé à vivre, mais aussi à survivre dans les nuits sans sommeil du camp de concentration de Rottleberode.

    Le manuscrit, soumis en 2005 à plusieurs éditeurs, a été retourné poliment. Dans le meilleur des cas. L’arrivée à la tête du Seuil de Laure Adler - amie et confidente de Stéphane Hessel - permet la publication de ce livre resté relativement méconnu. Depuis le succès d’Indignez-vous !, il est devenu la cible de multiples sollicitations. En mars 2011, les éditions de l’Aube publient un livre d’entretiens avec un jeune écologiste, Gilles Vanderpooten, Engagez-vous ! (90 000 exemplaires). En septembre de la même année paraît chez Fayard une conversation croisée entre Stéphane Hessel et Edgar Morin : le Chemin de l’espérance. Là aussi, le choix est celui du petit livre à petit prix. Le succès est étonnant : près de 140 000 exemplaires. Mais il est vrai qu’Edgar Morin lui-même connaît, alors qu’il atteint ses 90 ans, un regain d’intérêt pour ses écrits. L’époque ne serait plus aux maîtres penseurs, mais aux «sages penseurs». On lirait plus volontiers maintenant ceux dont il est urgent de s’instruire, alors qu’ils ont traversé tous les chambardements du monde contemporain. Michel Rocard, «petit jeune» d’à peine 80 printemps obtient également des succès de librairie.

    Stéphane Hessel rencontre le dalaï-lama, à l’occasion de sa venue à Toulouse le 15 août 2011 : le recueil de leurs échanges dans la collection «Ceux qui marchent contre le vent» est bien accueilli, 19 000 exemplaires en quelques semaines.

    Le catalogue des publications inscrites dans le sillage d’Indignez-vous ! ne serait pas complet sans la mention de Tous comptes faits… ou presque, sorti en octobre 2011. Maren Sell, une éditrice qui fit connaître en France vingt-cinq ans auparavant les œuvres de Franz Hessel, a invité son fils à «formuler une sorte de traité sur la façon de mener une vie engagée à l’usage des jeunes générations».C’est sans doute l’ouvrage où il se livre le plus, parfois même jusqu’à l’impudeur. La sincérité n’est pas de commande chez cet homme qui conclut : «Je sens bien déjà les forces s’user, les faiblesses prendre le dessus. J’évalue mal où j’en suis. Qu’importe, on verra bien.»

    UNE «PETITE BICOQUE» DANS LES CÉVENNES

    En avril, parti en Sicile pour de courtes vacances, un gros coup de fatigue vient lui rappeler que si son esprit court encore le monde, le corps estime avoir droit à quelque repos, depuis le temps. Les muscles ne répondent plus aux exigences d’un cerveau suractif. L’hospitalisation au Val-de-Grâce s’avère plus longue que prévue. On lui a diagnostiqué un début d’infarctus. Lorsque Stéphane Hessel rentre chez lui, dans le XIVe arrondissement, non loin de Denfert-Rochereau, là où le portent les premiers souvenirs de son arrivée à Paris, en 1924, le repos est de rigueur. Il sort bien moins souvent qu’auparavant.

    En juin, il s’est quand même déplacé vers les Cévennes pour ne pas rater le départ de la transhumance du troupeau de ses amis bergers. C’est là, près du Vigan, qu’ils viennent de lui offrir une «petite bicoque» une fois appris qu’il avait vendu son appartement de Trouville (Seine-Maritime). Elle est située dans la montagne, un peu loin de tout, et nécessite beaucoup de travaux d’aménagement. Mais Stéphane Hessel n’en a cure. Comme s’il avait le temps, toujours le temps, de satisfaire à ce«goût du bonheur» que les années n’ont pas assouvi. A l’été 2012, il a repris de plus belle ses déplacements, adressant au dieu Chronos le pied de nez d’un «mortel» que rien ne semble devoir abattre. C’est dans son sommeil, une nuit de février 2013, que Stéphane Hessel a discrètement rendu les armes. Comme si, par élégance, il avait voulu éviter à ses proches le désolant spectacle de son départ.

    Les sources de ce récit biographique sont pour l’essentiel redevables des entretiens de l’auteur avec Stéphane Hessel entre février et octobre 2007 pour la rédaction du livre «Citoyens sans frontières» (Pluriel). Des citations complémentaires de Stéphane Hessel ont été empruntées à trois livres où il évoque lui-même son itinéraire : «O ma mémoire, la poésie ma nécessité» (Seuil), «Danse avec le siècle» (Seuil) et «Tous comptes faits… ou presque» (Libella-Maren Sell).

     Vu sur Libération.fr : http://www.liberation.fr/societe/2013/02/27/stephane-hessel-l-homme-d-un-siecle_885191

     

     

     

    Cette page a été mise à jour dernièrement le 9/12/2017

     

     

    Liens :

    * L'article de Libération dont est issu cette page : http://www.liberation.fr/societe/2013/02/27/Stephane-Hessel-l-homme-d-un-siecle_885191

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Blogmarks

    votre commentaire


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique