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    L’Evangile selon les gitans

    grand angle

    En pleine expansion en Espagne, le protestantisme évangélique suscite un véritable engouement auprès des «gitanos». Et favorise l’évolution des mentalités et la lutte contre les violences claniques.

     

    MADRID, de notre correspondant FRANCOIS MUSSEAU

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    «Aide-moi, Seigneur, à cheminer en harmonie avec Ta parole. Bénis mon fils qui est plongé dans le malheur, et attend Ta visite et la lumière de Ton esprit.» Au fond de l’église, les bras en croix, une gitane en noir s’égosille, au bord des larmes. L’audience scande la prière aux cris de «Alléluia», «Amen», «Gloire à Toi». Certains courbent la tête, d’autres lèvent les yeux au ciel ou étendent la main droite avec frénésie. Les femmes sont assises sur les bancs de gauche, très maquillées, parées de bijoux et de mantilles. Les hommes sont placés à droite, la plupart dans d’élégants costumes noirs laissant apparaître des chaînes en or. La musique amplifiée par une sono est assourdissante : un chœur masculin répond à l’exubérance de chanteuses entonnant au micro des cantiques sur des airs de flamenco, au milieu de guitaristes, d’un batteur et d’un saxophoniste. Les gamins entrent et sortent du temple avec une liberté totale, jouant sur des consoles, se chamaillant ou pleurant à tout rompre. Après un quart d’heure de musique endiablée, un prédicateur s’empare d’un micro, et assène avec force : «Mes frères, de même qu’il nous faut un passeport aux frontières, il nous en faut un pour atteindre le ciel. Méritons-le !» Nouvelle pluie d’«Alléluia» et d’«Amen».

    Tous les soirs, sauf le lundi, pendant deux heures, quelque 250 fidèles endimanchés montrent la même ferveur dans cette église évangélique située au bord d’un terrain vague entouré de HLM en briques. On est à Orcasitas, un quartier populaire du sud de Madrid. Dans l’assistance, pas un seul payo - nom donné aux non-gitans. A la sortie, vers 21 h 30, ils s’éloignent par grappes pour aller dîner en famille.

    Un culte sur mesure

    José Fleitas, le pasteur, est un type chaleureux, tout comme ses deux candidatos, ses adjoints. Le teint foncé, petite moustache à la Django Reinhardt et fin collier de barbe, il insiste sur le fait que le culte est aussi un acte social entre gitans : «Nous célébrons le Seigneur à notre façon, de façon plus spontanée et libre que les payos.Nous, on y met de la passion.» La plupart de ces croyants travaillent dans des marchés ambulants. José Fleitas aussi mais, pasteur, il se doit d’abandonner son poste dès qu’il est sollicité par un de ses paroissiens : une hospitalisation, une dispute conjugale, un souci d’argent, tout incident lié à la drogue. Pour ces «services», il touche 600 euros par mois. «Pour la première fois, cette année, je vais me prendre des vacances, quatre ou cinq jours», sourit-il.

    Longtemps, les gitans espagnols ont été catholiques. Mais ils se convertissent désormais massivement à la foi évangélique, en majorité au culte pentecôtiste, comme les catholiques d’Amérique latine. Ils seraient entre 150 000 et 200 000, soit environ un quart des gitanos d’Espagne. «Cela se marie à merveille avec leur culture, confie Mariano Blazquez, de la Ferede, la Fédération des églises protestantes. L’absence de dogme, l’accent mis sur l’Esprit saint, une dévotion exaltée…»

    Le mouvement a démarré dans les années 60, un peu après les manouches en France. Au contact du pasteur Clément le Cossec, des patriarches gitans se convertissent et prêchent la bonne parole dans toute l’Espagne. La contagion est spectaculaire. L’Eglise de Filadelfia est née, avec son organisation sui generis, sa division en dix-sept zones, chacune représentée par un leader. «La clé du succès, c’est que c’est leur Eglise, ils en sont les protagonistes, tous les pasteurs sont gitans, analyse Jorge Fernandez, pasteur payo. Le culte est à la fois fervent, flexible, participatif ; et il respecte la sacro-sainte autorité des patriarches.» Un culte sur mesure en somme, soumis à aucune autorité. A la différence du catholicisme, hiérarchique et dogmatique, que les gitanos associent au franquisme, dont le régime persécutait leur communauté.

    José Fleitas est un cas d’école. Issu d’une famille gitane catholique («Ma mère n’entrait jamais dans la maison sans prier la Vierge»), il se souvient bien du jour de sa conversion. Il avait 17 ans. «J’allais terriblement mal, je voulais me supprimer. Mon frère, qui s’était converti, a prié pour moi, et j’ai eu des rêves de Dieu. Depuis, Il ne m’a plus quitté.» Et d’insister sur l’engagement social des évangéliques. Ils furent les premiers, dit-il, à pénétrer dans les chabolas (bidonvilles) et à ouvrir des centres pour toxicomanes. De quoi séduire les calés (gitans), la communauté la plus marginalisée, surreprésentée parmi les drogués, les prisonniers et les chômeurs. En 1981, Fleitas est envoyé comme missionnaire en Castille, et fait du porte-à-porte dans les quartiers gitans. «Je connais mon peuple. Jesavais comment leur parler et toucher leur cœur.»Pasteur nomade («Pas toujours facile de déménager aussi souvent avec femme et enfants, mais si Dieu le veut…»), il sera le pionnier d’une dizaine d’églises. Ici, à Orcasitas, sa paroisse est un réseau social efficace : il y a deux chorales, un orchestre, un groupe de danse, un autre de couples mariés… Et aussi un groupe de «repêchage», chargé de ramener au bercail ceux dont «la foi s’est affaiblie».

    Machisme et conflits

    «La foi évangélique a sauvé les gitans de la ruine», affirme de sa belle voix profonde Antonio Romero, pasteur sexagénaire de Cascorro, un quartier du centre de Madrid. Pour ses 300 fidèles, un geste de ce patriarche équivaut à un ordre. Ce soir-là, après un office vibrant, une dizaine de pères de familles sont venus le consulter. «Je les conseille sur tous les sujets de la vie quotidienne. Ils se fient à moi, peut-être car la foi m’a sauvé d’un cancer jugé incurable, il y a quinze ans. Cette église est pleine d’anciens drogués, alcooliques ou délinquants. Dieu les a guéris.» Potito tient le même discours. Potito, c’est une célébrité du pentecôtisme gitan, un cantaor (chanteur de flamenco) qui ne se produit plus que dans les églises de Filadelfia - 700 au total. Il s’est converti il y a deux ans. «J’avais la gloire et l’argent, mais je sombrais dans la débauche et la cocaïne. Un trou noir, un vide de l’âme. Un jour, le Seigneur m’a parlé, et j’ai vu la lumière.» Cheveux gominés lissés en arrière, il se confie dans un bar de l’est de Madrid, à côté d’un studio où il vient d’enregistrer son premier disque de «chant chrétien». «C’est toujours du flamenco, mais au lieu d’invoquer mes peines ou mes entrailles, je rends grâce au Seigneur. Je ne parle plus d’amour pour une gitane, mais pour Dieu.»

    Rapides et nombreuses, les conversions se heurtent toutefois à des traditions bien ancrées. Le machisme, par exemple. «Il n’y a pas encore de femme pasteur, mais si des gitanes commencent à passer leur permis de conduire, c’est grâce au message des pasteurs, dit Mariano Blázquez, de Ferede. Et le culte a fait chuter les violences conjugales.» Des pasteurs gitans interviennent aussi dans les luttes entre clans ou entre familles, pour empêcher que cela se termine à coups de couteaux. «Il y a un choc de valeurs, par exemple le message des évangiles face au devoir de vengeance basé sur l’honneur, poursuit Mariano Blázquez. Parfois, cela rompt des atavismes.» Ainsi l’attitude exemplaire de Juan José Cortés, un jeune pasteur gitan de Huelva (Andalousie) désormais célèbre. En janvier 2008, sa fille Mari Luz, 5 ans, est retrouvée morte après avoir été violée. Il se rend alors chez le pédophile présumé, qui habite dans le voisinage, et en tire la certitude qu’il est bien l’auteur du crime. Son père et son frère veulent faire couler le sang. Lui s’y oppose, au nom du pardon chrétien. Ses parents et son clan, qui le comparent à Gandhi, lui ont obéi.

    La foi évangélique a-t-elle rapproché gitanos et payos qui se sont toujours regardé en chiens de faïence ? «Avant ma conversion, ils existaient à peine pour moi, confie le cantaor Potito. Maintenant j’ai des copains payos.» Les pasteurs calé se targuent de la mixité dans certaines paroisses, et disent ouvrir des églises pour des convertis latino-américains ou roumains.

    «En réalité, si les gitans viennent en nombre dans une paroisse, ils font fuir les autres, car leur façon d’être est envahissante.» Alberto Bores connaît son sujet. Pasteur payo depuis vingt-cinq ans, il enseigne le protestantisme dans cinq collèges publics de Valladolid (en Castille-Leon) à des élèves majoritairement gitans. «Ils fonctionnent en huis clos, entre gitans, sans se mélanger.» Lui-même est pourtant invité à prêcher dans certaines de leurs églises, mais s’y rend de moins en moins : «Ce qui me navre, c’est qu’ils ne font rien pour l’éducation de leurs enfants. Presque aucun de mes élèves ne termine le secondaire.» L’échec scolaire touche 70 % des élèves gitans, 40 % de la communauté est analphabète. Ironie : la plupart des convertis connaissent la Bible sur le bout des doigts, au point de s’adonner à des joutes de récitation des versets. «Globalement, affirme Alberto Bores, le culte a été très positif pour les gitans, leur donnant un motif de fierté, et une image enfin reluisante. Mais aujourd’hui, c’est devenu une mode chez eux. Chez certains, cette ferveur exaltée a quelque chose d’artificiel et de forcé.»

    Un article de Libération, le 29/12/2008 à 06h51

     

    Liens :

    * Le mouvement évangélique "Vie et Lumière" sur Fils du Vent sans Pays : http://filsduvent.kazeo.com/Spiritualite-mythologie-cosmogonie-tsigane/La-mission-evangelique-tsigane,a485246.html

    * Ne pas confondre évangélique et évangéliste :http://filsduvent.kazeo.com/Spiritualite-mythologie-cosmogonie-tsigane/La-mission-evangelique-tsigane,a485246.html

    * Mari Luz CORTES, petite victime gitane de la folie d'un (ou de des) adulte(s) : http://filsduvent.kazeo.com/C-est-la-vie/Mari-Luz-Cortes-a-diparu,a485100.html

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