• OSZTOJKAN, Béla

     

    Béla Osztojkàn 

     

     

     

     Les éternels prisonniers

                 Hongrois et tsigane, né près de la frontière roumaine, Bela Osztojkan est mort pendant l'été 2008, à 60 ans. Cette figure majeure de l'élite culturelle et politique rom, dont l'oeuvre restait inédite en France, a publié des poèmes, un conte théâtral et des récits qu'il est enrichissant d'explorer.


    A en juger par les deux livres qui viennent d'être publiés chez Fayard, tous deux révélateurs d'un goût de l'histoire tragique et de l'imaginaire, de la légende et de la comédie humaine, Bela Osztojkan fit de la mort l'un de ses thèmes, et des divagations l'un de ses refrains. Les Allemands y rôdent avec les loups, des destins aussi épiques que misérables s'y racontent, dans l'odeur du chou et des charognes.

    Le recueil de nouvelles brasse des destinées douloureuses. Dans "Le Pont du diable", la jeune épouse d'un homme emprisonné doit se prostituer pour nourrir ses enfants. Assiégée par des fauves aux babines retroussées, elle éloigne les profiteurs en jouant du violon, faisant hululer les cordes comme l'âme des défunts à travers la plaine. L'écrivain a l'extase triviale : soulagée d'avoir fait fuir les fauves, la mère courage urine le long de sa jambe et connaît la béatitude.

    "Vivre avec la mort" raconte la difficulté des hommes considérés comme marginaux, dans une Budapest impitoyable. Il dit aussi la déportation des juifs et le rôle échu aux tsiganes : trier le linge des disparus dans les camps. Et dans l'hallucinant "Le bon dieu n'est pas chez lui", un tsigane mi mort-mi vivant s'oppose à des agents communaux qui veulent l'empêcher de rebâtir sa demeure, de ressusciter. Comment résister aux pelleteuses tonitruantes qui bafouent le travail des fossoyeurs ? Les cadavres sortent des tombes pour réclamer des comptes...


    MOUCHES ENRAGÉES


    Ici, les forces du mal ont l'apparence de mouches noires, enragées, porteuses d'années de ténèbres. Ici, alors que des soldats brandissent des mitrailleuses contre les populations résistantes, surgissent des visions baroques : le Christ en fer qui gardait l'entrée du cimetière, arborant un corps "pitoyablement maigre et osseux", une plaie béante entre les côtes, la face maculée de fientes d'oiseau. Ou des cygnes, "blancs comme neige", bientôt transformés en éperviers.

    Enfermé vivant, couché dans un cercueil, jeté au fond d'un étang entouré de barbelés : voilà le héros type de Bela Osztojkan, éternel prisonnier, qui se débat, corps claquemuré, voyant les algues s'enchevêtrer autour de ses membres, enfermé dans "un épais et impénétrable maquis aquatique dont on ne peut réchapper".

    Fascinant roman, Joska Atayin n'aura personne pour le lui rendre est inspiré de faits réels qui touchèrent la communauté tsigane d'un village de Hongrie, dans les années 1950. Une vieille excentrique centenaire y annonce la fin du monde. Nul ne l'écoute, le quartier tsigane s'écroule, elle défie le gouverneur militaire "à la botte des poulets", se suicide et laisse un orphelin qu'elle met en garde contre les "chiens enragés".

    L'inspiration visionnaire de l'écrivain est ici à son comble. Comment oublier la manière dont la sorcière pénètre dans l'étang pour attraper les sangsues médicinales, entonnant d'indescriptibles chants et posant ses mains sur ses hanches en une danse incantatoire ? Ou encore exhortant les annélides à s'accrocher à ses jambes "avec une frénésie sanguinaire" ? Irrationnel et fantastique rôdent dans ce maelström de songes morbides, d'inspiration biblique : un tsigane se retrouve paralysé en pleine nuit au milieu d'un cimetière et, comme la femme de Loth changée en statue de sel sur les terres calcinées de Sodome, manque de se faire dévorer par "une cohorte de fourmis en robe nuptiale".

    Mojna, le gamin adopté par la sorcière, reste hanté tout au long du roman par les histoires effrayantes dont le livre fourmille, par exemple celle où l'oiseau de la mort se transforme en violoniste, en veau malade, en gros chat noir aux yeux étincelants. Experte en malédictions, Clochette, une jeune femme vivant du commerce des fleurs, fait un bout de chemin avec lui et colporte la nouvelle que Jésus-Christ rend justice aux tziganes. Mais ce Christ existe-t-il autrement que sous la forme d'une statue de fer-blanc crucifiée, une flaque de sang jaillie de son nez et de sa bouche qui, "pour une raison insondable", refuse de coaguler ?


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    Joska Atyin n'aura personne pour le lui rendre et Le bon dieu n'est pas chez lui de Béla Osztojkàn
    Traduit du hongrois par Patricia Moncorgé, Fayard, 392 p., et 290 p., 23 € et 19 €.


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    Extrait :
    "Joska Atyin n'aura personne pour le lui rendre", p. 20.

    "Une fois, elle emmena le garçon avec elle. Ce fut pour lui l'occasion de voir par quels enchantements elle attrapait ces annélides médicinaux : pénétrant dans le lac jusqu'aux chevilles, elle posait ses mains sur ses hanches et commençait à agiter l'eau d'un pied. Elle entonnait en même temps à pleine gorge d'indescriptibles chants. Les sangsues, comme si elles n'attendaient que cet instant, affluaient vers elle, et celles qui réussissaient à atteindre sa jambe en mouvement s'y accrochaient avec une frénésie sanguinaire. Eszti Harangos ressortait du lac les deux jambes complètement noires."

    Jean-Luc Douin


    LE MONDE DES LIVRES | 18.12.08 | 11h53 • Mis à jour le 18.12.08 | 11h53

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