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L'amitié par la feuille de chêne
L'amitié n'est pas un vain mot chez les Tsiganes.
En témoigne cet extrait de la main de Jean Giono 1895-1970, l'auteur de Regain déjà illustré sur le site des Fils du Vent Sans Pays
Tsiganes près de Uzhgorod, Slovaquie. Tchécoslovaquie, 1938.(photographie https://encyclopedia.ushmm.org/)
[...]Parfois, sur ces vaisseaux de pierre, sonne le pas de l'antique équipage. Des hommes casqués de foulards rouges à fleurs d'or, de grands bras bruns sortent des chemises étripées, des guêtres d'étoffe serrent les jambes. Il y a avec eux les femmes qui sont comme des princesses douloureuses, de beaux yeux-papillons, toujours à voler en secouant des couleurs, des lèvres saignantes râpées jusqu'au sang par le flux rocheux des cris et des lamentations. Ce sont les " descobridadorès ", ces éclaireurs que le gros de la troupe bohémienne coulant vers les Saintes détache de son bord et lance comme des flamèches "à la découverte" dans le pays.
Ils campent dans l'herbe, joignent trois pierres et font la soupe. Des petit garçons nus comme des satyreaux courent dans le thym en secouant leur sexe, et la course de ces enfançons a les angles et les cris d'une joie d'hirondelle. Ainsi, j'ai connu Mocco quand il était presque cet enfant-chèvre, moi fils de savetier rêveur. Nous fîmes amitié dans le grand camp enfumé des pirates et des princesses selon le rite de la feuille de chêne.
Il dénuda mon bras en remontant ma manche de blouse, barbouilla de salive une feuille et me la colla sur la peau ; autant pour lui et, face à face, le bras tendu on resta.
Les deux feuilles tombèrent ensemble. Il dit :
- Amis.
Je compris que c'était pour la vie.
Son père nous regardait : un homme ligneux et flexible, aux moustaches en longe de fouet.
La roue des ans a fait la folle comme un soleil de feu d'artifice. J'ai revu l'autre an, à l'orée des pinèdes, un "descobridador" casqué du foulard et qui regardait la plaine de dessous la visière de sa main.
Mocco !
Il m'expliqua ; il aplatit la poussière avec la paume, et tous deux, penchés sur cette page de la terre, il dessina de l'index la barque nocturne à bord de laquelle son père était parti vers le pays des morts.
- Et de libres chevaux, dit-il, galopaient sur le cal de la tombe.
De ce campement dans l'ombre je me souviendrai tant que durera ma vie. Tous feux éteints, assis à la proue de la colline, nous cinglions en pleine nuit ; notre sillage d'étoiles battait de la queue dans le ciel, et lui, il me parlait de son amitié en mots sauvages pleins de sang. Sa femme vint s'asseoir à mes pieds. Elle prit ma main, elle ouvrit son fichu et elle emprisonna ma main avec ses seins. Lui, il me parlait de son amitié en mots sauvages. Il avait comme déchiré sa poitrine avec son couteau ; il écartait la plaie, il me montrait du doigt : " Tu vois mon cœur, tu vois ma rate, et mon foie, et mon ventre plein du jus vert des herbes, et ces deux poumons bourrés d'air : c'est tout à toi." Et le bourgeon du sein, brûlant et dur, entrait dans ma main comme un clou de la croix.
Elle me rejeta. Elle se dressa ; elle dit :
- Il a subi l'épreuve.
Il y eut le silence de la nuit. Elle soupira ; elle dit encore :
- Sa main est devenue comme de la glace, de la glace morte. J'ai maintenant ce froid mort en travers de moi. Il n'a pas remué les doigts. C'est bien l'ami.
Oui, mais sur la route du retour, je m'arrêtai dans la nuit et je respirai longuement sur ma main l'odeur anisée de la femme.
In, Manosque-des-Plateaux de Jean Giono, Gallimard, folio 1998 PP51-53
Page dernièrement mise à jour
le 24 juin 2024
Liens :
* Regain illustré par Pagnol sur le site des Fils du Vent Sans Pays : http://filsduvent.kazeo.com/regain-ou-giono-sedentarise-une-saltimbanque-a-la-sauce-pagnol-a212419051
Tags : amitié, serment, serment du sang
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